La Légende dorée/Sainte Catherine

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La Légende dorée (1261-1266)
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin et Cie (p. 656-662).
CLXIX


SAINTE CATHERINE, VIERGE ET MARTYRE

(25 novembre)

Catherine, fille du roi Coste, fut instruite dès son enfance dans tous les arts libéraux. Lorsque l’empereur Maxence convoqua à Alexandrie tous les habitants de la province, riches et pauvres, pour sacrifier aux idoles. Catherine, qui avait alors dix-huit ans, et qui était restée seule dans son palais avec de nombreux serviteurs, entendit un jour un grand bruit mêlé de chants et de gémissements. Elle demanda d’où cela provenait ; et quand elle le sut, prenant avec elle quelques serviteurs et se munissant du signe de la croix, elle se rendit sur la place, où elle vit de nombreux chrétiens qui, par peur de la mort, se laissaient conduire aux temples pour y sacrifier. Blessée de cette vue jusqu’au fond de son cœur elle aborda audacieusement l’empereur et lui dit : « Je viens te saluer, empereur, à la fois par déférence pour ta dignité et parce que je veux t’engager à t’éloigner du culte de tes dieux pour reconnaître le seul vrai créateur ! » Puis, debout devant la porte d’un temple, elle se mit à discuter avec Maxence, conformément aux diverses modes du syllogisme, par allégorie et par métaphore. Après quoi, revenant au langage commun, elle dit : « Je me suis adressée jusqu’ici au savant, en toi. Mais à présent, dis-moi comment tu as pu rassembler cette foule pour célébrer la sottise des idoles ! » Et comme elle démontrait savamment la vérité de l’incarnation, l’empereur, stupéfait, ne sut d’abord que lui répondre. Enfin il lui dit : « Ô femme, laisse-moi achever le sacrifice, et ensuite je te répondrai ! » Et il la fit conduire dans son palais, où il ordonna qu’elle fût soigneusement gardée : car il avait été très frappé de sa science et de sa beauté. Catherine était en effet d’une beauté merveilleuse, que personne ne pouvait voir sans en être ravi.

Après la fête, l’empereur se rendit au palais et dit à Catherine : « J’ai entendu ton éloquence et admiré ta sagesse ; mais, absorbé comme je l’étais par la cérémonie, je n’ai pas pu pleinement comprendre tout ce que tu disais. Dis-moi donc à présent qui tu es ! » Et elle : « Je suis Catherine, fille du roi Coste. Née dans la pourpre, et élevée dès l’enfance dans les arts libéraux, j’ai dédaigné tout cela pour me réfugier auprès de mon Seigneur Jésus-Christ. Et quant aux dieux que tu adores, ils ne sauraient secourir ni toi, ni personne ! » Et l’empereur : « Je le vois, tu cherches à nous décevoir par ta pernicieuse éloquence, en t’efforçant d’argumenter à la manière des philosophes ! » Et, comprenant qu’il ne parviendrait pas à lui répondre lui-même, il manda en grande hâte, à Alexandrie, tous les grammairiens et rhéteurs du temps, leur promettant de grandes récompenses s’ils parvenaient à réfuter la jeune fille. Il en vint ainsi plus de cinquante, tous fameux dans les sciences de ce monde. Et comme ils demandaient pourquoi on les avait fait venir de régions si lointaines, l’empereur répondit : « C’est que nous avons ici une jeune fille d’une sagesse et d’un esprit incomparables, qui réfute tous les savants, et prétend que tous nos dieux ne sont que des démons. Réfutez-la, et je vous renverrai chez vous chargés d’honneurs et de présents ! » Alors un des orateurs s’écria : « Ô étrange projet, de rassembler tous les savants des quatre coins du monde pour tenir tête à une jeune fille que le moindre de nos clients réduirait au silence ! » Et l’empereur : « Je pouvais en vérité la contraindre à sacrifier aux dieux, ou la châtier en cas de refus ; mais j’ai jugé meilleur qu’elle fût confondue par vos arguments. » Alors les orateurs : « Qu’on amène donc en notre présence cette jeune fille, afin qu’elle avoue sa témérité, et reconnaisse n’avoir même jamais vu de vrais savants ! »

Mais, Catherine, en apprenant le combat qui se préparait pour elle, se recommanda au Seigneur ; et un ange descendit vers elle pour l’engager à la fermeté, lui affirmant que, non seulement elle ne serait pas vaincue par ses adversaires, mais que même elle les convertirait et leur procurerait la palme du martyre. Amenée en présence des orateurs, elle dit à Maxence : « De quel droit opposes-tu cinquante orateurs à une seule jeune fille ? et pourquoi promets-tu de les récompenser, en cas de victoire, tandis que tu me forces à lutter sans espoir de récompense ? Mais j’aurai ma récompense dans mon Seigneur Jésus-Christ, espoir et couronne de ceux qui luttent pour lui ! » Les orateurs lui dirent alors que c’était chose impossible qu’un Dieu devînt homme et connût la souffrance. Mais elle répondit en leur montrant que les païens eux-mêmes avaient prédit l’incarnation du Christ. La Sibylle n’avait-elle pas dit : « Heureux le Dieu qui pend sur une croix de bois ! » Et Catherine continua de discuter ainsi avec les orateurs » les réfutant par des raisons évidentes, jusqu’à ce que, stupéfaits, ils ne surent plus que lui dire. Alors l’empereur, furieux, leur reprocha de se laisser vaincre honteusement par une jeune fille. Et l’un de ces orateurs, qui était le plus savant, et parlait au nom de ses confrères, dit : « Tu sais, empereur, que personne jamais n’a pu nous résister ; mais c’est l’esprit même de Dieu qui parle en cette jeune fille ; et elle nous a remplis d’une telle admiration que nous n’osons plus dire un, seul mot contre ce Christ qui nous apparaît désormais comme le seul vrai Dieu ! » Ce qu’entendant, l’empereur, exaspéré, les fit tous brûler au milieu de la ville ; et Catherine, en même temps qu’elle les réconfortait, achevait de les instruire des vérités de la foi. Et, comme ils se plaignaient d’avoir à mourir sans être baptisés, elle leur répondit : « Soyez sans crainte, car l’effusion de votre sang vous tiendra lieu de baptême ! » Alors, s’étant munis du signe de la croix, ils furent précipités dans les flammes ; et ils rendirent leurs âmes de telle façon que ni leurs cheveux, ni leurs vêtements, ne furent touchés par le feu.

Pendant que les chrétiens s’occupaient de les ensevelir, Maxence dit à Catherine : « Noble jeune fille, aie pitié de ta jeunesse, et je te ferai impératrice dans mon palais, et le peuple entier adorera ton image, au milieu de la ville ! » Mais elle : « Cesse de dire des choses dont la pensée même est un crime. J’ai pris le Christ pour fiancé, lui seul est ma gloire et mon amour ; et ni caresses ni tourments ne pourront me détourner de lui ! » L’empereur la fit alors dépouiller de ses vêtements ; il la fit frapper de griffes de fer, puis, l’ayant jetée dans une obscure prison, il ordonna que pendant dix jours on la laissât sans nourriture.

Là-dessus, l’empereur se vit forcé de se rendre dans une autre province. Or sa femme, qui avait pour amant un officier nommé Porphyre, vint, la nuit, dans la prison de Catherine. Et, y étant entrée, elle vit la cellule remplie d’une clarté immense, et elle vit que les anges pansaient les plaies de la prisonnière. Et celle-ci, s’étant mise à lui décrire les joies éternelles, la convertit et lui prédit la couronne du martyre. Ce qu’apprenant, Porphyre alla se jeter, lui aussi, aux pieds de Catherine, et il reçut la foi du Christ avec deux cents de ses hommes.

Quand l’empereur revint, douze jours après son départ, il se fit amener la jeune fille, qu’il s’attendait à voir anéantie par ce jeûne prolongé. La voyant au contraire resplendissante de vie, il soupçonna que quelqu’un l’avait nourrie, dans sa prison, et décréta que ses gardiens fussent mis à la torture. Mais Catherine : « Aucun être humain ne m’a nourrie, mais bien le Christ par l’entremise de ses anges. » Alors l’empereur, plus frappé que jamais de sa beauté, lui proposa, une fois de plus, de l’élever au trône avec lui. Et comme elle s’y refusait, il lui dit : « Choisis entre deux choses, ou bien de sacrifier aux idoles, et de vivre, ou bien de mourir dans des tourments effroyables ! » Et elle : « Quelques tourments que tu puisses imaginer, n’hésite pas à me les infliger, car j’ai soif d’offrir ma chair et mon sang à Jésus, qui a offert pour moi sa chair et son sang ! Lui seul est mon Dieu, mon maître, mon mari et mon amant ! » Alors un préfet conseilla à l’empereur de faire préparer quatre roues garnies de pointes de fer, et de s’en servir pour déchirer les chairs de Catherine, de façon à épouvanter, par un tel exemple, les autres chrétiens. Et l’on décida que, de ces quatre roues, où l’on attacha la sainte, deux seraient poussées dans un sens et deux dans un autre, pour que les membres de Catherine fussent arrachés et broyés en morceaux. Mais la sainte pria Dieu que, pour la gloire de son nom et pour la conversion des assistants, il anéantît cette affreuse machine. Et voici qu’un ange secoua si fortement la masse énorme des quatre roues, que quatre mille païens périrent écrasés.

En ce moment l’impératrice, qui avait assisté à la scène du haut du palais, s’enhardit à descendre, et reprocha à son mari tant de cruauté. Le roi lui fit arracher les mamelles, puis trancher la tête. Et l’impératrice, allant au martyre demanda à Catherine de prier pour elle. Et Catherine : « Sois sans crainte, princesse aimée de Dieu, car ta royauté passagère va se changer aujourd’hui en une royauté éternelle, et en échange d’un mari mortel tu en acquerras un immortel ! » Sur quoi, l’impératrice, raffermie, encouragea ses bourreaux à exécuter leur mission. Ils la conduisirent donc hors de la ville, lui arrachèrent les mamelles avec des pointes de fer et lui coupèrent la tête. Et Porphyre, recueillant ses restes, les ensevelit.

I. Le lendemain, Maxence envoya au supplice les bourreaux de sa femme, qu’il soupçonnait d’avoir dérobé le corps de celle-ci. Mais Porphyre, s’élançant au milieu de la foule, s’écria : « C’est moi qui ai enseveli la servante du Christ, ayant reçu comme elle la foi chrétienne ! » Maxence, fou de douleur, poussa un rugissement terrible et s’écria : « Malheureux que je suis ! voici maintenant que Porphyre lui-même s’est laissé séduire, mon seul confident, le seul en qui j’avais confiance ! » Et comme il le dénonçait à ses soldats, ceux-ci répondirent : « Nous aussi, nous sommes chrétiens et prêts à mourir ! » Sur quoi, l’empereur, ivre de rage, les fit tous décapiter ainsi que Porphyre, et ordonna que leurs restes fussent jetés aux chiens.

Puis, se tournant vers Catherine : « Bien que, par tes sortilèges, tu aies causé la mort de l’impératrice, je t’offre encore, cependant, de devenir la première dans mon palais ! » Et comme, de nouveau, elle repoussait son offre avec indignation, il la condamna à être décapitée. Or, pendant qu’on la menait au supplice, elle dit, les yeux levés au ciel : « Espoir et salut des croyants, honneur et gloire des vierges, Jésus, mon bon maître, exauce ma prière ! Fais en sorte que toute personne qui m’invoquera, soit à l’heure de la mort ou dans le danger, se trouve secourue en souvenir de ma passion ! » Et une voix, du haut du ciel, lui répondit : « Viens, ma chère fiancée, les portes du ciel sont ouvertes devant toi. Et à ceux qui célébreront pieusement ton martyre je promets le secours qu’ils demanderont ! » Après quoi la sainte eut la tête tranchée, et de son corps jaillit du lait au lieu de sang. Et des anges, recueillant ses restes, les transportèrent de ce lieu sur le mont Sinaï, où ils ne l’ensevelirent que vingt jours après. Aujourd’hui encore, une huile miraculeuse découle de ses os, qui guérit aussitôt les membres affaiblis. Sainte Catherine fut martyrisée vers l’an du Seigneur 310. Quant à la façon dont Maxence fut puni de ce crime et des autres qu’il avait commis, nous l’avons racontée déjà en traitant de l’Invention de la Sainte Croix[1].

III. Un moine de Rouen s’était rendu au mont Sinaï, et, pendant sept ans, avait pieusement prié sainte Catherine. Au bout de ce temps, il demanda à la sainte la grâce de posséder un fragment de ses reliques ; et aussitôt de la main de la sainte se détacha un doigt, que le moine emporta joyeusement dans son monastère. — Un autre moine, après avoir eu longtemps une dévotion spéciale pour sainte Catherine, avait peu à peu négligé d’invoquer la sainte. Or un jour, étant en prière, il vit passer devant lui une troupe de vierges dont l’une, en l’approchant, se détourna et se couvrit le visage. Et comme il demandait à ses compagnes qui elle était, une d’elles lui répondit : « C’est Catherine, que jadis tu connaissais bien ! Mais comme maintenant tu parais ne plus la connaître, elle s’est voilé le visage en t’apercevant, pour passer près de toi comme une inconnue ! »

IV. Certains auteurs se demandent si, au lieu de Maxence, ce n’est pas plutôt Maximin qui a présidé au martyre de sainte Catherine. Il y avait alors trois empereurs : 1o Constantin, qui avait succédé à son père ; 2o Maxence, fils de Maximilien, élu à Rome par les soldats ; 3o Maximin, proclamé César en Orient. Et, suivant les chroniques, Maxence persécutait les chrétiens à Rome, pendant que Maximin les persécutait en Orient. On suppose donc qu’il y aura eu, dans le premier récit du martyre de sainte Catherine, une faute d’écriture, et que c’est Maximin qu’on doit lire au lieu de Maxence.



  1. La légende du Mariage mystique de sainte Catherine apparaît, pour la première fois, dans une traduction anglaise de la Légende dorée par le frère Jean de Bungay, datée de 1438. Et c’est également vers cette date que certains peintres du Nord (à Cologne, à Bruges) ont commencé à introduire le Mariage mystique dans leur représentation des actes de sainte Catherine.