Enquête sur l’évolution littéraire/Les Naturalistes/M. Henry Céard

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Bibliothèque-Charpentier (p. 196-205).


M. HENRY CÉARD


M. Henry Céard est l’un des auteurs des Soirées de Médan, l’un de ceux, paraît-il, sur lequel on comptait davantage. Outre son conte des Soirées, il n’a publié qu’un seul volume de roman : Une belle Journée. Depuis, le théâtre l’a tenté. Ses pièces jouées au Théâtre-Libre : Les Résignés, Tout pour l’Honneur, La Pêche, ont eu un gros succès d’observation amère et de cruauté. Il rima, en manière de passe-temps, des ballades dans la façon des poètes du quinzième siècle, Eustache Deschamps et Villon. Mais ses proches amis sont seuls à les connaître.

M. Henry Céard est, de plus, le monographe de Médan. Il a recueilli sur le pays quantité de renseignements historiques. Critique dramatique du Siècle, devenu critique dramatique de l’Événement, curieux de tout, très érudit, d’une érudition qui ne se contente pas de connaître le titre des volumes mais qui en sait le contenu et tâche à en démêler les rapports intellectuels. Il est depuis plusieurs années sous-conservateur à la bibliothèque du Musée Carnavalet. Moustache en brosse et cheveux frisés. Accueil charmant.

Il me dit :

— Comment le naturalisme peut-il mourir puisqu’il n’a jamais existé ?

— Comment, jamais existé ?

— Non, il n’a jamais existé ainsi qu’on l’entend généralement, c’est-à-dire comme une littérature d’accident, comme un produit spontané de notre époque. Dans tous les siècles, il y a toujours eu à l’état latent, derrière la littérature officielle, parallèlement à la littérature d’imagination, une littérature d’observation.

Sous Louis XIV, c’est Furetière avec le Roman bourgeois c’est surtout l’admirable Saint-Simon. Plus tard, à côté de Voltaire, c’est Diderot et Rétif de la Bretonne. Plus tard encore, en même temps que Victor Hugo, c’est Balzac.

Lequel des deux matera l’autre, la fonction ou l’esprit, toute la question est là.

Ce qui existe réellement, c’est le fait de voir les choses telles qu’elles sont, dans l’atmosphère que leur donne la science du moment. La minorité matérialiste se désintéressera-t-elle jamais de l’observation ? l’humanité échappera-t-elle jamais à elle-même ? Il y aura toujours des individus qui préféreront rêver. D’autres, au contraire, aimeront mieux connaître, encore que leur savoir leur amène un accroissement de douleur. Mais qui est maître de la tournure des intelligences ?

Quant au naturalisme, sa vie ou sa mort apparentes n’ont pas d’importance. Admettez qu’il se soit trompé dans la formule de ses théories et qu’il leur ait donné une défectueuse application, son erreur ne signifierait rien. Il a servi, il a excité la littérature et donné le goût du nouveau, de l’original. A-t-il cessé d’être vrai ? C’est possible. Mais alors il se trouve dans les conditions mêmes de toutes les expériences scientifiques, où la réalité d’hier n’est plus celle de demain. Voyez Cuvier. Il a créé la paléontologie et n’en reste pas moins un fort grand homme, quoiqu’il soit démontré par les savants de l’heure présente que ses prémisses étaient erronées et ses déductions fausses. Mais au-dessus de ses théories, il y a sa recherche, sa volonté de savoir et de faire connaître, aussi voilà où il est éternellement, où il demeure inattaquablement respectable.

— Ceci admis, dis-je, ne croyez-vous pas possible et normale une réaction, — provisoire si vous voulez, — contre la littérature matérialiste ?

— Parbleu ! et il faut qu’elle soit. Où serait la vie sans ces combats continuels ? Et puis, c’est le pendule, c’est le va-et-vient, et ce qui paraît si extraordinaire, au demeurant, n’est que monotone. Regardez. La littérature de la Renaissance est une réaction contre le mysticisme du moyen âge. Qu’est-ce que le romantisme ? une réaction contre l’esprit positif du dix-huitième siècle.

Elle avait même commencé plus tôt, cette réaction ; mais qui est-ce qui sait quelque chose de Baculard d’Arnaud et de sa tentative sentimentale contre les Encyclopédistes ?

— Les psychologues et les symbolistes vous paraissent-ils représenter cette réaction ?

— La psychologie ! Mais on n’en fait pas dans les livres ! Ce n’est pas une science dont les principes se déduisent d’eux-mêmes ; c’est l’empirisme de la vie ; elle n’existe que par l’accumulation des observations qu’on peut faire sur les autres et sur soi-même. Cela peut servir à poser des règles et des axiomes, mais qui sont alors purement du domaine de la philosophie ; ce n’est donc pas encore de la littérature ; car il ne suffit pas d’inventer de toutes pièces des personnages en leur attribuant arbitrairement tels ou tels goûts, telles ou telles habitudes comme le fait Bourget pour avoir fait ce qu’on pourrait de même appeler un roman psychologique. Tenez, voyez Bourget, il écrit quelque part cette phrase : « C’étaient des femmes d’un esprit très retiré, car elles habitaient au fond de la cour ! » Eh bien ! non ! si c’est là ce qu’on appelle connaître « les rouages du cœur humain », ça n’est vraiment pas fort I je crois plutôt que ces braves héroïnes demeuraient au fond de la cour parce qu’elles n’avaient pas le moyen d’habiter sur le devant ! Et puis cette langue de Bourget enchevêtrée, sans logique, épouvantable ! Vous avez lu la Physiologie de l’amour ? ces règles d’amour à l’usage des comtesses et des marquises qu’on dirait apprises dans les brasseries de femmes du quartier Latin ! Tout cela est à la fois naïf et prétentieux.

— Il n’y a pas que Bourget ! dis-je.

— Il y a encore Barrès qu’on classe aussi là. Ce qu’il fait, lui, est très intéressant, et il sait écrire. Mais ses pages qui arrêtent l’attention, les pages descriptives surtout, c’est du naturalisme, pas autre chose, bien plus encore que du stendhalisme. Ensuite, il faudrait discuter un peu sur Stendhal et ses qualités. C’est un psychologue, oui, mais un mystificateur. Ce qu’on nomme sa psychologie résulte seulement de l’effort qu’il fait pour échapper à son instinct et à sa sensation. Voilà son intérêt ; il ne consiste pas dans la réalité de ce qu’il nous raconte, mais dans le travail de mensonge qu’il apporte dans ses analyses. Il faut tenir compte de cette nuance. La plume à la main, il se dupe lui-même et essaie de duper ses lecteurs, et je crois que tout son agrément vient de l’excès de son artifice. Sans doute, il est merveilleux, ce jeu d’esprit joué sur l’échiquier mental d’Helvétius et de Condillac, mais il faut le prendre pour ce qu’il vaut et s’en délecter, par virtuosité d’esprit, mais sans y attacher de souveraine importance.

Quant à ce que, dans le temps présent, on nous donne pour de la psychologie, c’est un simple retour à la pire scholastique du moyen âge. Des discussions sur des points de casuistique en dehors de l’humanité, c’est aussi négligeable que les devinettes et les rébus du Monde Illustré.

— Mais n’y a-t-il pas eu des violences dans le naturalisme ?

— Qu’appelez-vous violences ? Il y a eu le résultat logique des chinoiseries spiritualistes contre lesquelles il luttait. D’ailleurs ces libertés de langage sont classiques et essentiellement dansles traditions françaises des mystères et des vieux fabliaux ; c’est l’éternel style de la querelle entre la chair de l’esprit, entre le précis et l’imprécis. Le quinzième siècle suivait déjà le débat du corps et de l’âme, et la polémique s’établit aujourd’hui dans les livres comme jadis elle se faisait au long des porches de cathédrales. Le mysticisme a eu beau élever des monuments superbes et mettre des symboles sacrés sous la dévote architecture des nefs, au dehors, par tous les boucs en rut dans les sculptures, par toutes les femmes en obscènes altitudes, par tous les corps d’hommes accouplés entre eux et forniquant même avec les animaux, la vie elfrontément s’étale et prend sa revanche. Aux accents des psaumes liturgiques sacerdotalement chantés sous les sombres piliers, elle mêle au grand soleil le cri de protestation de ses besoins physiques et l’hymne des revendications de la chair. Rabelais, lui aussi, avait été saturé jusqu’au dégoût des subtilités enseignées dans les écoles, aussi c’est pour s’en venger et rendre à la nature ses droits méconnus qu’il a embrené de sa scatologie agressive toutes les pages de son œuvre.

Pourtant si la dispute continue, les adversaires commencent à se mieux connaître. La chair a démêlé les fonctions de l’esprit et l’esprit se montre plus volontiers indulgent aux pratiques de la chair. La physiologie peu à peu a amené quelque rapprochement, et l’heure n’est peut-être pas très éloignée où les deux éléments opposés finiront par se tolérer, sinon par s’entendre.

Quant aux symbolistes, j’imagine aisément qu’ils cherchent du nouveau, mais qu’ils ne savent pas exactement comment ils espèrent y atteindre. L’étiquette même qu’ils ont prise l’indique, ce sont les apôtres de l’immatériel, n’est-ce pas ? Par quel illogisme s’appellent-ils symbolistes, alors que symbole signifie représentation matérielle d’une idée !

Définition à part, je crois avoir deviné ce qu’ils prétendent réaliser. Ils ont cette préoccupation de rendre les notes harmoniques les vibrations infinitésimales des circonstances et des êtres. Ils ont entrepris de décomposer la sensation comme les impressionnistes tentent en leurs tableaux de décomposer la lumière. Il est évident que les mêmes objets n’ont pas pour nous la même signification à tous les moments de notre existence. D’où vient que dans une maison que nous connaissons, rien n’ayant changé de place, à certains jours, nous y sentons une atmosphère de tristesse, de querelle ou de gaieté ? Les mêmes choses ne nous affectent pas d’une manière identique, selon qu’il nous arrive un accident heureux ou défavorable.

De même, le même accord frappé sur le piano, quand nos oreilles sont ouvertes, ne produit pas pour nous la même sonorité si nous l’entendons après qu’il a été frappé quand nos oreilles étaient fermées. Tenez, vous allez comprendre.

M. Céard va à son piano, plaque un accord et dit ;

— Vous avez entendu ? À présent bouchez-vous les oreilles pendant que je frapperai, et retirez vos mains aussitôt que l’accord sera lancé…

Je fis comme il me l’indiquait. Et, en effet, j’entendis longtemps après que ses mains avaient quitté pour la seconde fois le clavier, comme un lointain écho d’orchestre, phénomène que je n’avais pas constaté lors du premier accord entendu librement.

— Eh bien ! je crois que c’est cela qu’ils veulent faire, me dit-il, les symbolistes. Et je trouve que cela vaut au moins la peine qu’on s’y intéresse. Quand ils se tromperaient, où serait le mal ? et ne faut-il pas se souvenir que c’est des tâtonnements des alchimistes impuissants et acharnés à fabriquer de l’or qu’est sortie la chimie moderne, et qu’aucun effort n’est jamais mutile ni méprisable. D’ailleurs, je tiens pour toutes les manifestations nouvelles, quelles qu’elles soient. Nos préférences ne signifient rien. Les querelles d’école n’ont que l’intérêt de la circonstance, il faut les laisser de côté et voir les choses avec plus de détachement. J’ai été jadis élève en médecine, et de ces études, au moins, j’ai gardé ce besoin et cette habitude d’esprit de constater les faits d’abord. On ne cherche pas querelle à un malade et on ne lui dit pas : Pourquoi as-tu cette maladie-là ? On l’étudie et on la décrit et on s’y intéresse ; or le symbolisme existe, c’est un fait. Eh bien, examinons-le, voyons ce qu’il offre de particulier. Moi, je demande qu’on dise toujours tout, et le reste. Il me semble pourtant que le rêve, tout légitime qu’il soit, devrait commencer seulement après la constatation de la réalité.

Par exemple, je sais qu’à côté du son qu’on tire d’une corde tendue, il y a des notes harmoniques qu’on n’entend pas, mais, je le sais, j’ai, pour établir ma certitude, des preuves scientifiques. Aussi, demanderais-je aux symbolistes qu’avant d’étudier l’au-delà, ils connussent d’abord le là ! Car s’ils ne tiennent compte que de la sonorité des choses, comme ils paraissent y tendre, ils auront vite fatigué ceux qui laisseront volontiers leur oreille artiste s’amuser un instant à la musique des mots, mais dont l’esprit a besoin, en fin de compte, d’images et d’observations précises.

La littérature est un résumé de tout, elle comprend aussi, à côté des agréments de la musique, l’ordonnance de la peinture et la proportion de l’architecture, elle comprend tant d’autres choses encore ! Il n’y a d’avenir pour un mouvement littéraire quelconque que s’il se soucie du côté scientifique. Baudelaire l’a écrit d’ailleurs, il y a longtemps : « Une littérature qui ne marche pas d’accord avec la science est une littérature suicide » et Balzac, d’autre part, l’avait prophétiquement compris alors qu’il adressait la dédicace de la Comédie humaine au grand naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire.

Je demande à M. Céard son opinion sur les jeunes générations littéraires, les Cinq entre autres :

— Je ne les connais pas ! me dit-il. Je les ai à peine rencontrés. J’ai lu Sous-Offs, de Descaves, et j’ai même signé une pétition en sa faveur. Mais je crois qu’il viendra un bonhomme qui, sans s’en douter pour un sou, ramassera tout cela, les idées en l’air, les tendances et les théories des uns et des autres, fera en littérature ce que Wagner a fait en musique, et rendra, en même temps, la musique, la sensation, la peinture des choses ! Oh ! ce sera beau, cela ! Et je voudrais bien le voir ! Ce sera bien beau ! Et puis après l’homme qui aura réalisé le rêve, on dira : « Il nous en donne trop, celui-là ! » Et on recommencera, on fera contre lui une réaction, et tout le monde se mettra à travailler et à ne pas se comprendre ; cela jusqu’à la fin des siècles. — L’histoire littéraire ne nous donne pas de plus consolante leçon.