La Fécondation de la sauge

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LA FÉCONDATION DE LA SAUGE

Parmi les nombreuses découvertes qui ont enrichi la physiologie végétale dans ces derniers temps, une des plus intéressantes est sans doute celle du rôle des insectes dans la fécondation des fleurs. Aurait-on cru qu’après toutes les théories, plus ou moins ingénieuses, inventées pour expliquer le passage du pollen sur le stigmate de la même fleur et dans lesquelles on est allé jusqu’à invoquer, pour des plantes terrestres, l’intervention de l’eau qui, on le sait, est si nuisible au pollen, on pût reconnaître un jour que, dans le plus grand nombre des cas, les organes floraux sont disposés de manière à empêcher précisément ce contact et que le pollen doit être déposé sur le stigmate d’une autre fleur ou même sur une fleur d’un autre pied ?

Généralement une fleur fécondée par elle-même, reste stérile et il arrive même que le pollen exerce une action délétère sur les organes femelles de la fleur dont il provient lui-même, comme par exemple dans plusieurs espèces du genre oncidium. Les plantes aquatiques, chez lesquelles le transport du pollen s’effectue par l’eau, sont en très-petit nombre, et leur pollen, ainsi que leurs stigmates présentent une disposition particulière. Chez un certain nombre d’autres plantes, c’est le vent qui se charge du pollen (conifères, graminées, etc.) ; dans ce cas les fleurs sont insignifiantes, privées de nectar et d’odeur, et leur pollen est en si grande abondance qu’il a donné lieu, dans certaines contrées, à la fable de la pluie de soufre. Quand ce sont les insectes qui doivent porter le pollen d’une fleur à l’autre, celles-ci sont au contraire parées de couleurs éclatantes, de formes très-variées, parfois bizarres, elles exhalent souvent des odeurs suaves et sécrètent un nectar qui sert de nourriture à un grand nombre d’insectes.

Rien n’est plus étonnant et plus charmant à la fois que la variété qui existe entre ces mille et mille formes de corolles, d’étamines, de pistils, de nectaires, tous disposés de manière à charger l’insecte, malgré lui, du pollen qu’il doit emporter, à recevoir le pollen qu’il apporte et à empêcher le contact du pollen et du stigmate de la même fleur. Souvent la disposition mécanique des différentes parties de la fleur et leur jeu au moment de la visite de l’insecte sont d’une complication extrême, comme l’a montré M. Darwin pour beaucoup d’orchidées mais il y a des fleurs dont le mécanisme est plus facile à comprendre quoiqu’il soit tout aussi ingénieux et surprenant. C’est le cas de la Sauge (Salvia pratensis), plante très-commune de la famille des Labiées, qui est caractérisée par l’existence de deux étamines au lieu de quatre.

Fleur de Salvia pratensis.
A. Jeune fleur. Un stylet a été introduit de manière à faire sortir les anthères. — B. Fleur plus âgée. — C. Corolle fendue longitudinalement. — D. Partie inférieure des étamines fortement grossie. — s. Stigmate. — a. Anthères fertiles. — a′. Anthères stériles. — f. Filet. — c. Connectif.

La corolle de la Sauge, A, B, est profondément divisée en deux lèvres ; la lèvre supérieure qui correspond à deux divisions de la corolle, se recourbe en arc et renferme le style et les anthères ; la lèvre inférieure est divisée en trois lobes ; le lobe moyen est très-grand, concave ; les lobes latéraux sont plus petits et se roulent généralement de dedans en dehors. Le tube de la corolle est un peu bossu à la base et cette bosse ou dépression contient le nectar qui est sécrété par une partie charnue (disque) placée au-dessous de l’ovaire.

Les étamines ont une forme tout à fait particulière dont on peut prendre une idée nette dans les figures C et D. En C la corolle a été coupée longitudinalement de manière à laisser les étamines intactes ; dans la figure D une partie des étamines a été dessinée à part. L’étamine se compose du filet, de l’anthère et d’une partie du filet placée entre les deux moitiés ou les deux loges de l’anthère et qu’on appelle le connectif. Les filets des étamines de la Sauge sont très-courts et s’insèrent sur les côtés du tube de la corolle, f dans C et D ; des deux loges de l’anthère une seule a, s’est développée régulièrement, l’autre a′ s’est transformée en un appendice aplati, de forme à peu près rectangulaire, légèrement courbé, convexe en dehors ; ces deux organes se juxtaposent de manière à former une espèce de cuiller qui ferme très-exactement le tube de la corolle ; ils adhèrent même assez fortement par leurs pointes antérieures. Le connectif qui est presque nul du côté inférieur, s’allonge à sa partie supérieure en un filament grêle, arqué, qui porte à son extrémité la seule loge de l’anthère qui renferme du pollen.

Quand on cherche, à l’aide d’une pointe, A, à pénétrer dans le tube de la corolle, on rencontre la petite cuiller a′, et, en exerçant un léger effort, on fait tourner les connectifs autour des filets ; les anthères fertiles cachées sous la lèvre supérieure, se projettent en avant et déposent le pollen sur le petit instrument ; dès qu’on retire celui-ci l’élasticité des filets ramène les anthères sous la lèvre supérieure. Au moment où le pollen est mûr, le style qui se trouve également caché au fond de la lèvre supérieure, n’est pas encore arrivé à son développement complet et le stigmate bifide dépasse à peine l’extrémité de la corolle s A mais, dans la fleur plus avancée déjà privée de son pollen, le style s’allonge de haut en bas et porte le stigmate jusqu’au niveau de l’entrée du tube s B.

Il nous est facile maintenant de comprendre le jeu de la fleur de Salvia au moment de la visite d’un bourdon. L’insecte s’accroche à la lèvre inférieure de la corolle ; il cherche à pénétrer dans le tube, mais il ne peut le faire qu’en poussant devant lui les branches courtes des deux leviers formés par les connectifs ; en même temps les parties supérieures arquées s’avancent, embrassent complètement le corps de l’insecte et appliquent les anthères ouvertes sur son abdomen de sorte que le bourdon se retire tout couvert de pollen. Tant que le bourdon ne visite que des fleurs du même âge, dont le style est encore très-court, le stigmate ne peut guère recevoir de pollen, mais lorsqu’il veut entrer dans une fleur plus âgée B, il frôle avec son dos couvert de pollen étranger le stigmate s qui se trouve ainsi fécondé. De ce que le pollen de la Sauge est déposé sur le dos de l’insecte, il résulte encore qu’il ne peut guère être porté sur une fleur d’une autre espèce, pour laquelle il doit se trouver sur la tête ou sur la trompe ; quelles que soient les fleurs que le bourdon visite avant de rencontrer une Sauge, le pollen dont il est chargé n’est pas gaspillé et sert, dès que cet insecte rencontre une fleur de Sauge d’un âge convenable.