Les Cosmétiques

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Les Cosmétiques ou Les Fards
Traduction de 1838 sous la direction de M. Nisard, maître de conférence de l'Ecole Normale de Paris)


FRAGMENT

Apprenez, jeunes filles, quels sont les soins qui embellissent le visage, et les moyens à employer pour conserver votre beauté. La culture force la terre inféconde à se parer des dons de Cérès ; les ronces épineuses meurent là où elles se font sentir. La culture adoucit l'âcreté des sucs dans les fruits, et l'arbre greffé accepte ses richesses adoptives. Les produits de l'art nous plaisent ; les superbes palais se couvrent de dorures, et le sol noir de souillures disparaît sous des couches de marbre. La pourpre subit des immersions fréquentes dans l'airain des chaudières tyriennes, et l'ivoire indien, scié en morceaux, pourvoit aux nécessités de notre luxe. Peut-être que sous le règne de Tatius, les antiques Sabines aimaient mieux prendre soin des champs de leurs pères que de leur propre personne. Alors, en effet, la matrone, au teint fortement coloré, filait du haut d'un siège fatigué de son poids, et exerçait sans relâche ses doigts laborieux ; elle-même enfermait au bercail les troupeaux que sa fille avait fait paître ; elle-même encore mettait au feu le bois fendu et les broussailles. Mais vos mères ont enfanté des filles délicates ; vous voulez porter des habits brochés d'or; vous voulez des coiffures variées pour vos cheveux parfumés ; vous voulez montrer une main étincelante de pierreries. Vous ornez votre cou de perles tirées de l'Orient, et si grosses, qu'elles sont un fardeau pour vos oreilles. Cependant nous ne devons pas accuser les soins que vous prenez pour plaire, car ce siècle est aussi témoin de la recherche des hommes dans leur parure. Vos maris suivent les modes des femmes, et l'épouse n'a rien à ajouter à la toilette de son époux. Ainsi donc, que chacune de vous se pare, et ne s'inquiète pas de l'objet qu'elle veut captiver ; on ne saurait lui faire un crime de son élégante propreté. Celles qui vivent retirées au fond d'une campagne, ajustent leurs cheveux ; et fussent-elles cachées à tous les regards par le mont Athos, le mont Athos les verrait parées. Elles trouvent une certaine volupté à se plaire à elles-mêmes ; la parure est le souci des jeunes filles et ou leur bonheur. L'oiseau de Junon déploie son plumage, si vanté des hommes, et s'enorgueillit, quoique muet, de sa beauté. La parure irrite notre amour beaucoup mieux que les herbes magiques, coupées avec art par la main d'une redoutable sorcière. Ne vous fiez donc ni à la vertu des plantes ni à la combinaison de leurs sucs, et abstenez-vous de recourir à l'hippomane[1] d'une cavale en chaleur. Les serpents ne sont plus coupés en deux par les chants des Marses, et l'eau des fontaines ne remonte plus à sa source. Vainement on frapperait sur l'airain de Témèse[2], jamais la lune ne serait renversée de son char. Que votre premier soin, jeunes filles, soit de veiller sur vos mœurs ; déjà la figure est attrayante quand on a d'ailleurs un bon caractère. L'amour fondé sur la pureté des mœurs est solide ; le temps détruira votre beauté, et sillonnera de rides vos charmants visages. Un jour viendra où vous regretterez d'avoir consulté votre miroir, et ces regrets douloureux imprimeront encore sur vos fronts de nouvelles rides. Mais la vertu se suffit à elle-même ; elle se prolonge jusqu'au terme de la vie, et s'accommode sans peine du nombre des années : la durée de l'amour en dépend.

Apprenez donc comment vous pourrez, au sortir du sommeil, donner de l'éclat à la blancheur de votre teint. Dépouillez de sa paille et de son enveloppe l'orge que nos vaisseaux apportent des champs de la Lybie[3], prenez-en deux livres et détrempez-le avec de l'ers,en égale quantité, dans une dizaine d'œufs. Quand ce mélange aura été séché au grand air, faites-le broyer par une ânesse sous une meule rocailleuse. Pilez ensuite de la corne de cerf, de celle qui tombe au commencement de l'année, et mettez-en la sixième partie d'une livre. Quand le tout sera réduit en farine bien menue, passez-le de suite dans un tamis creux. Ajoutez-y une douzaine d'oignons de narcisse, dépouillés de leur écorce, et qu'une main vigoureuse écrasera dans un mortier de marbre ; puis deux onces de gomme et d'épeautre de Toscane, et dix-huit onces de miel. Toute femme qui appliquera ce cosmétique sur sa figure, la rendra plus polie, plus brillante que son propre miroir.

Faites aussi griller ensemble de pâles lupins et des fèves venteuses, six livres de chaque, et broyez-les ensuite sous la meule ; ne manquez pas d'y ajouter de la céruse, de la fleur de nitre rouge, et du glaïeul d'Illyrie[4], puis, donnez le tout à pétrir à des esclaves vigoureux, et que la matière ainsi pétrie ne pèse pas plus d'une once. En joignant à cette composition du ciment extrait du nid des alcyons[5] plaintifs, et que l'on appelle pour cela alcyonée, vous ferez disparaître toutes les taches de votre visage. Si vous me demandez combien il en faut : la valeur d'une once divisée en deux parties. Pour lier entre elles ces substances différentes, et en faire une pommade onctueuse pour le corps, ajoutez-y du miel brut de l'Attique.

Quoique l'encens soit agréable aux dieux et apaise leur colère, cependant il ne faut pas l'employer tout à brûler sur leurs autels ; quand donc vous le mêlerez avec du nitre, dont la propriété est d'enlever les bourgeons de la peau, employez-les, l'un et l'autre, par portion égale, quatre onces de chaque. Ajoutez-y un morceau de gomme arrachée à l'écorce des arbres, mais plus léger d'un quart, et la grosseur d'un dé de myrrhe grasse. Broyez le tout, passez-le dans un tamis fin, et délayez cette poudre dans du miel. Il est bon aussi d'ajouter du fenouil à la myrrhe odorante ; cinq scrupules de l'un sur neuf de l'autre ; puis une poignée de roses sèches, du sel ammoniac[6] et de l'encens mâle : versez, sur cet ingrédient, de la crême d'orge et que le poids du sel et de l'encens égale celui des roses. La figure frottée de ce cosmétique se revêtira presque immédiatement des plus brillantes couleurs.

J'ai vu une femme qui écrasait des pavots dans l'eau froide, et qui s'en frottait les joues.


Notes[modifier]

  1. Ovide dit, Art d'aimer, liv. 11, v. 99 :

    Fallitur, Haemonias si qui decurrit ad actes,
    Datque quod a teneri fronte revellet equi.

    Nous avons traduit le dernier vers comme si Ovide avait voulu y désigner l'hippomane. Or, il semble vouloir le désigner encore ici par ces mots nocens virus amantis equae. C'est ce qui fait que, parmi les commentateurs nombreux du poète, les uns prétendent que l'hippornane est une excroissance charnue que les poulains ont sur la tête en naissant, et que la mère mange aussitôt ; les autres, se fondant sur l'étymologie grecque de ce mot Hippos cheval et mainomai être en fureur, prétendent que l'hippomane est une sécrétion qui sort de la vulve des juments lorsqu'elles sont en chaleur. Pour nous, qui ne voulons pas nous livrer à une longue et ennuyeuse dissertation à ce sujet, nous avons cru ne pouvoir mieux faire que d'adopter l'opinion des uns et des autres, en traduisant le passage de l'Art d'aimer suivant l'opinion des premiers, et le passage des Cosmétiques, suivant l'opinion des seconds.

  2. L'airain deTémèse, ville d'Italie dans le pays des Brutiens, était aussi estimé des Romains que celui de Corinthe. On sait d'ailleurs que les anciens croyaient que les éclipses de lune étaient causées par les enchantements des sorcières, et que, pour la soulager dans ce pénible moment, ils frappaient à coups redoublés sur des vases de cuivre ou d'airain.
  3. La Lybie ou l'Afrique, car les anciens nommaient ce continent de l'un et l'autre nom indifféremment, était, comme on sait, la grande pourvoyeuse de blé du peuple romain.
  4. L'lllyrie, province située le long des bords de la mer Adriatique, en face de l'Italie, produisait des iris ou glaïeuls, célèbres par leur beauté.
  5. L'alcyon, au rapport de Pline, est un oiseau de mer, un peu plus gros qu'un moineau. Son nid, dont l'entrée est très étroite, ressemble à une grosse éponge, et est d'une matière si dure, qu'on ne peut le couper avec le fer, et qu'on est obligé de le briser par un choc violent.
  6. L'ammoniac est un sel qui se trouve dans les terres sablonneuses.