Lettres sur les hommes d’État de France/01

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LETTRES
SUR
LES HOMMES D’ÉTAT


DE LA FRANCE[1].

LETTRE PREMIÈRE.


Paris, le 15 décembre 1832.


J’avais obtenu la faveur d’assister à la séance de votre chambre des lords le jour où M. Brougham, devenu lord Brougham et chancelier, prit sa place sur le ballot de laine. Ce fut ce jour-là que lord Holland et toute l’opposition cédèrent leurs bancs en face de ceux de la trésorerie au duc de Wellington, aux anciens ministres et à tout leur monde, Ce jour-là aussi le gouvernement anglais se décida à annoncer au Parlement que le duc d’Orléans était monté sur le trône, sous le titre de roi des Français ; et je dus penser au déménagement plus singulier encore qui se faisait alors sur les bancs de la chambre du Palais-Bourbon. Quel curieux spectacle je vis en effet à mon retour ! Toute l’ancienne droite avait disparu. L’orage qui avait emporté la vieille monarchie l’avait balayée avec elle. La Chambre, comme le pays, avait pris un aspect tout nouveau, et tout s’éclaircissait pour le plus ignorant, à la vue de cette salle de bois où l’on s’était hâté d’effacer, et assez grossièrement, les emblèmes de la royauté qui venait de périr. Depuis bien long-temps je n’avais pas fréquenté le lieu des séances de la Chambre. La dernière fois que j’étais allé faire visite à notre législature, c’était sous le régime de la restauration. Je l’avais trouvée commodément établie dans un vaste amphithéâtre où éclataient partout l’or et le marbre ; la fière et aristocratique garde royale veillait à ses portes ; tous les bancs du côté droit, maintenant occupés par les plus nouveaux députés, étaient couverts d’hommes graves, solennels jusque dans leur colère, presque tous poudrés, chamarrés de rubans ; presque tous anciens ministres ou fonctionnaires éminens. L’opposition était reléguée dans un coin de la Chambre, refoulée par les centres qui débordaient et se grossissaient tous les jours. Aujourd’hui, je retrouvais une grande partie de cette opposition sur le banc des ministres, alors occupé par MM. de Villèle, Peyronnet, Corbière et autres, en habits brodés, avec de larges rubans et de brillans chapeaux à plumes. Casimir Périer se trouvait sur le siége où j’avais vu si long-temps M. de Villèle. Quel changement s’était opéré dans sa personne et dans ses discours ! À la vue de ce long corps si amaigri, courbé en deux plus par la maladie et par la fatigue que par l’âge, à l’aspect de cette tête à peine couverte de cheveux gris, je ne pouvais m’empêcher de songer au brillant Casimir Périer d’autrefois, le lion furieux de l’opposition, qui entrait dans la Chambre, la tête haute, le visage souriant, s’élançait vivement, dès son arrivée, au bureau du président, secouait affectueusement la main de ce beau M. Ravez, si mielleux, portant avec tant de coquetterie son large ruban bleu étalé sur son gilet blanc, et à peine au bas des marches, au premier geste, au premier mot de M. Ravez, se levait avec fureur, et l’apostrophait dans les termes les plus durs, avec une violence sans égale, avec aussi peu de ménagement et aussi peu de réserve qu’en gardait dans la session dernière M. le général Demarçay envers M. Girod de l’Ain. C’était un beau spectacle à voir que ce Périer-là, à la tribune, secouant, comme Fox, une forêt de cheveux noirs au-dessus de ses auditeurs, écrasant ses adversaires de toute la vigueur de sa parole méridionale, réveillant en sursaut les vieillards dormeurs du centre par les éclats bruyans de sa voix, et attaquant avec véhémence M. de Villèle, sorte de chiffre impassible que rien ne pouvait émouvoir.

La révolution de juillet avait singulièrement modifié Casimir Périer. Déjà, dans les deux dernières années de la restauration, entrevoyant que le but de l’opposition dont il faisait partie allait être atteint, Périer commençait à s’effrayer de son ouvrage et de l’avenir qui s’ouvrait devant lui ; et, durant deux sessions, il garda un silence obstiné qui lui valut plus d’une fois les reproches des feuilles libérales. La croix que lui donna alors Charles x, le bal de Troyes, où il dansa, je crois, avec la duchesse d’Angoulême, quelques soirées passées, avec d’autres députés, au jeu du roi, le firent accuser d’un changement de foi politique ; on prétendit qu’il avait été gagné par les séductions de quelques femmes de la cour, que l’espoir de devenir ministre des Bourbons l’avait fait souscrire à un arrangement secret par lequel il s’engageait à entraver de son influence la marche de l’opposition dans la Chambre ; et ces accusations, bien fausses certainement, ne lui furent pas épargnées sous le nouveau régime. On connaissait mal Casimir Périer. Il avait un sentiment d’orgueil qui ne pouvait s’allier avec les idées de la cour de Charles x. En lui étaient renfermées toutes les prétentions de ces fiers patriciens du moyen âge, qui espérèrent un moment renverser la noblesse et se substituer, avec leur morgue et leurs richesses, à l’aristocratie, qu’ils dépouillaient peu à peu de ses grands biens et de ses priviléges. Pour un tel homme, il n’y avait pas de place marquée dans la hiérarchie des Bourbons. M. Villèle, homme de rien, sans fortune, avait bien pu se plier à tous les caprices des princes et des grands seigneurs, se frayer lentement une route au pouvoir à travers toutes les humiliations et tous les obstacles, se trouver heureux de sa considération de parvenu, au milieu de tant d’autres hommes d’état et ministres de fortune que la cour eût tolérés, même sans la révolution de 89, car l’étiquette de Louis xiv, qui réglait encore tout, en avait donné l’exemple. Beaucoup d’autres notabilités bourgeoises de la restauration, les hommes les plus populaires du parti libéral, se trouvèrent en position de composer avec eux-mêmes et d’adopter un accommodement. M. Dupin lui-même, redoutable tribun de l’essence la plus bourgeoise, eût trouvé au besoin sa place toute faite dans une monarchie légitime où l’on restaurait à petit bruit la cour et les parlemens. Il n’en était pas ainsi de Casimir Périer, qui, au milieu de tous les triomphes de son orgueil ne pouvait se dissimuler qu’il n’était qu’un traitant. Fils d’un riche fabricant de Grenoble, mais dont la fortune se trouvait partagée entre de nombreux enfans, Casimir Périer, dur, âpre et avide au gain, ne s’était élevé à sa haute position commerciale que par des voies étroites et peu louables. Pendant longues années, sa maison ne se livra guère qu’à ces opérations usuraires que les banquiers décorent du nom de prêts sur consignations. On jugera de la nature de ces affaires lorsqu’on saura que ces consignations, faites entre les mains de Casimir Périer, furent quelquefois de grands domaines et des exploitations immenses, et que ce fut de la sorte que restèrent dans ses mains la terre de Pont-sur-Seine et quelques biens qu’il a laissés dans sa succession. Or, M. Périer avait trop de sens et de tact pour ignorer qu’avec de tels antécédens, il ne jouerait jamais à la cour des Bourbons le rôle d’un Jacques Cœur ou d’un Colbert, et ce n’était pas celui de Samuel Bernard qu’il voulait y jouer. Il se berça donc avec délices de la pensée qu’un jour l’aristocratie bourgeoise, où il tenait un si haut rang par son caractère et ses richesses, serait maîtresse paisible du pouvoir, et gouvernerait le pays sans contestation. Esprit à vues un peu courtes, il ne vit pas plus loin alors, et il se jeta avec toute la vivacité de son âme dans le combat qu’il fallait livrer pour arriver là : ce combat, d’ailleurs, était peu dangereux, brillant, facile peut-être, et les flatteries ainsi que les ovations qui ne manquaient pas, car chaque jour amenait la sienne, l’encouragèrent à continuer la lutte. Ce fut le plus beau temps de son opposition. Son caractère violent, ses manières superbes, le mettaient toujours en relief à chaque occasion imposante ; et ses colères étaient une si grande ressource pour ceux de son parti, qui n’avaient pas tant de chaleur à dépenser, qu’on ne manquait pas de lui faire tous les honneurs des grandes journées, ce qui ne contribuait pas peu à le maintenir dans son excitation.

C’est, il faut le dire, que déjà long-temps avant la chute de la restauration, Casimir Périer avait besoin d’un stimulant actif ; c’est qu’une grande partie de ses illusions était déjà détruite, et qu’il commençait à craindre justement que cette royauté, qu’il démolissait avec tant de furie, n’entraînât avec elle la puissance et la prospérité bourgeoises, sur lesquelles, bien malgré elle, on l’avait assise. Pendant bien long-temps, Casimir Périer, qui vivait en grand seigneur, et qui dédaignait de communiquer avec tout ce qui ne faisait pas partie de sa petite cour ou qui ne se rattachait pas à ses liaisons parlementaires, Périer ignora ce qui se passait autour de lui, presque aussi complètement que Charles x, au fond de son château, au milieu de ses courtisans et de ses compagnons de chasse. Enfin, cependant, il fallut bien lui dire que l’on conspirait en dehors de la Chambre ; car plusieurs de ses collègues les plus influens, un grand nombre de ses compatriotes et de ses plus anciens amis, plusieurs de ses parens même, faisaient partie des ventes des carbonari. Cette révélation fut un coup de foudre pour Périer. Ce n’était pas qu’il craignît les dangers d’une conspiration. C’était une âme hardie et bien trempée, et ceux qui l’ont accusé de lâcheté n’ont pas eu occasion de le connaître. Il ne craignait pas non plus une révolution, car personne dans l’opposition n’était plus hostile à l’ordre politique alors établi ; mais quand il apprit que, dans chacune de ces associations, on émettait des déclarations de principes qui menaient droit à la démocratie la plus pure ; quand il sut que les ventes ne reconnaissaient pas la hiérarchie sociale telle qu’il l’entendait, que les députés, les hommes riches et marquans, y étaient souvent rangés au-dessous d’un simple commis, d’un sergent, et des hommes les plus obscurs et les plus bas placés selon lui, il vit à quels principes ses discours et ses travaux politiques allaient ouvrir une libre carrière ; il fut effrayé de ce flot populaire devant lequel on allait retirer les digues, et il refusa net de participer à ces associations. Dès-lors son opposition et sa parole hautaine faiblirent chaque jour davantage, et il prit le prétexte du mauvais état de sa santé pour garder à la Chambre un silence dont il se dédommageait chaque soir dans son salon par un débordement de plaintes amères et violentes, contre ce pouvoir qui ne savait pas rallier à lui les hommes les plus disposés à le sauver de sa ruine inévitable et prochaine.

Le temps n’était plus où on l’avait vu rentrer dans son cabinet après une séance de la Chambre, dans laquelle il avait excité le plus grand enthousiasme par un discours contre les plans financiers de M. de Villèle, et là, ivre de joie, d’orgueil et de bonheur, se livrant à toute la fougue d’un jeune homme, trépigner de plaisir, prendre sur son bureau les cahiers du budget, les mettre en pièces, et faire voler les feuillets au feu, en s’écriant que c’était ainsi qu’il venait de traiter, aux yeux de la France entière, le ministère et la loi des comptes. Ce temps était bien loin. Il ne sortit de son apathie que pour attaquer encore une fois M. de Villèle sur les finances d’Espagne ; c’est cette discussion que Benjamin Constant termina avec ce ton d’humour qu’il savait prendre si à propos, en disant à un orateur de la droite, qui prétendait que nous devions de la reconnaissance à l’Espagne pour la manière dont elle nous avait reçus : « Il se peut que l’Espagne nous ait rendu un service, mais c’est tout ce qu’elle nous rendra jamais. »

C’est dans cette disposition que la révolution de juillet surprit Casimir Périer. Jugez des sentimens contradictoires qu’il éprouva lorsqu’il se trouva placé, en vue de tous, entre le peuple et Charles x, entre ses professions de foi de quinze ans à la tribune et ses craintes secrètes des deux dernières années, à la veille de perdre en un moment, s’il hésitait encore, les restes de son ancienne popularité, à se voir obscurci, écrasé par ses collègues plus démocrates, lui qui était accoutumé à briller et à marcher devant les autres ! Je sais un homme qui assista à tous ces retours, qui se fit observateur attentif de toutes les impressions diverses auxquelles il fut livré pendant plusieurs heures. Le combat fut terrible ! Enfin il porta, en gémissant, le dernier coup au gouvernement qu’il eût voulu sauver, et il alla se jeter parmi les hommes de l’Hôtel-de-Ville.

Casimir Périer, ainsi que beaucoup d’hommes illustres, ressemblait au Félix de Polyeucte, qui a des mouvemens généreux, qui en a de pitoyables, qui en a de bas. Il avait contre M. Laffitte une de ces haines de rivalité, sans retenue et sans lumières, qui faisait gémir dans un tel homme, et qu’on ne saurait comparer qu’à l’inimitié d’un épicier pour le voisin, son confrère, dont la boutique est plus achalandée que la sienne. Cette préoccupation était si forte en lui, qu’elle s’emparait de son esprit à tout moment, en toute circonstance, et qu’il se sentit presque à l’aise quand, après la révolution de juillet, la marche des opinions les ayant jetés dans deux camps opposés, il put ouvertement combattre son adversaire et se réjouir de ses embarras politiques et financiers. Enfin rien n’égala sa joie, lorsqu’il crut pouvoir l’humilier par sa générosité, en votant, en qualité de membre du conseil de la Banque, un secours de quelques millions à M. Laffitte. Ses familiers le virent rentrer ce jour-là avec une de ces mines radieuses qu’on ne lui voyait plus depuis long-temps, et il s’écria plusieurs fois, en se frottant les mains : « La révolution l’a ruiné, et moi je suis debout, plus solide que jamais ! »

La maladie de M. Périer, sa toux et sa faiblesse, copiées de Sixte-Quint, lui revinrent vers le commencement du ministère Laffitte, et plus les embarras de ce ministère croissaient, plus on parlait de M. Périer et de la nécessité de lui faire accepter un portefeuille pour rétablir l’ordre et le crédit, plus les souffrances de M. Périer et son incapacité physique augmentaient. On le voyait au Palais-Royal, dans les cercles, à la Chambre ; mais il se disait hors d’état de parler et d’écrire, impuissant à réparer le mal et le désordre, qu’il voyait grossir, je ne dirai pas avec joie, mais avec ce sentiment d’affection personnelle, un peu parent de celui que Larochefoucauld a défini en disant qu’il y a dans le malheur de nos amis quelque chose qui ne nous déplaît pas. Pendant ce temps, les partisans de Périer publiaient à son de trompe que tout autre ministère que le sien était impossible ; lui, au contraire, disant chaque jour, que rien n’était moins possible que de tenir les rênes d’un état en désordre avec des mains affaiblies et tremblantes, et se montrant maladif ou convalescent tour-à-tour, selon qu’on lui offrait la présidence du conseil ou simplement un portefeuille, la correspondance diplomatique sans contrôle, les télégraphes, en un mot le pouvoir avec ou sans condition. Il savait (Benjamin Constant, qui a pu déjà l’observer avant que de mourir, et dont le désespoir n’était peut-être pas motivé sur autre chose, le lui avait fait voir clairement), il savait que M. Laffitte et le ministère débile qui l’avait précédé, avaient péri en cédant à de hautes volontés, en se soumettant à exécuter un autre système que le leur, et en se laissant tirailler de droite et de gauche par des influences opposées. Poussé à bout par les instances qu’on lui faisait d’accepter le ministère, instances qu’il avait soin de provoquer, il fit alors ses conditions d’une manière assez rude, et comme on n’avait pas le choix des hommes en ce moment, ses conditions furent acceptées. Dès-lors Casimir Périer se trouva réellement maître absolu des affaires.

Elles étaient effrayantes, les affaires ! Aucune question importante n’était résolue. Les finances, livrées à M. Thiers, premier commis sous M. Laffitte, que les embarras de la présidence absorbaient tout entier ; les finances, déjà fort difficiles à conduire, servaient alors d’apprentissage à ce jeune novice en administration. Le service du trésor n’était pas assuré pour quatorze jours quand le baron Louis reprit la haute direction des fonds publics ! La question belge, la pairie, les émeutes journalières, la misère, la baisse de la rente, deux cents millions réalisables sous toutes les formes, votés de confiance, mais avec effroi, par les Chambres, tout augmentait le danger de la situation. Les amis de Casimir Périer furent étonnés de voir avec quelle ardeur il s’élança au poste qui lui était offert, avec quelle suite d’idées il organisa autour de lui des travailleurs, des agens, comme il se mit en quête d’écrivains et d’orateurs pour le soutenir, quels efforts d’activité et d’amabilité il fit pour se concilier la cour et la diplomatie étrangère. C’était une merveille que ce goût à toutes choses qui avait repris tout-à-coup un homme si accablé et si indolent. C’est que pour lui le moment était venu de combattre en faveur de sa caste, et de se prononcer contre les prétentions des classes inférieures auxquelles il n’avait pas encore osé s’opposer si ouvertement. Périer, qui n’avait jamais envisagé la société politique que d’une façon mesquine, à qui le monopole et toutes les entraves que subissent les faibles, avaient si bien profité, ne comprenait pas, de bonne foi, qu’on voulût des améliorations à un système qui lui semblait si bon. C’était en lui une religion, et comme toute religion est une pensée brutale, en ce qu’elle n’admet pas de discussion, il jura haine et persécution à tous les novateurs, à quelque parti qu’ils appartinssent, et il tendit la main à tout ce qu’il voulait conserver. On sait le reste. Les doctrinaires, petite congrégation admirablement entendue et patiente, l’entourèrent, lui épargnèrent la peine de faire ses rapports, ses discours, et même d’y songer. M. Thiers, M. Guizot, M. Vitet et d’autres travaillaient jour et nuit pour Périer, lui préparaient tout, lui formulaient tout. On ne lui laissait pas la moindre besogne à faire ; on eût même volontiers signé pour lui. On ne lui demandait que de vouloir bien mettre sa parole brève et mordante, ses trépignemens, ses coups de poings sur la tribune, à la disposition de ses souffleurs politiques, et le reste devait aller bien ! Ce fut un véritable règne que les six premiers mois de ce ministère, car le ministre ne gouvernait pas, vu qu’il ne faisait rien, et c’est là véritablement régner. Il se bornait à traiter avec la diplomatie étrangère, qui, non moins fine que la doctrine, et sentant tout le prix de cette volonté furieuse et aveugle, le caressait et le flattait avec une grâce qui le séduisait d’autant plus qu’il rapportait tout à son mérite et à la grandeur de ses vues. Et comment eût-il pu ne pas y croire ? Tout s’était subitement discipliné sous sa main. Dès le matin, ses collègues et le président de la Chambre attendaient son loisir dans son salon ; la Chambre, composée de députés neufs et qu’on redoutait fort, s’était tout-à-coup apprivoisée, grâce à l’activité sans égale de M. Thiers, de M. Guizot et de leurs amis. On voyait la majorité manœuvrer sous l’œil de Périer et à son geste avec une précision qui eût fait honneur à de plus vieux soldats ; la presse ministérielle, de son côté, écrasait chaque matin l’opposition par de virulentes sorties qui s’élaboraient chaque soir dans le cabinet du ministre, à l’aide de cinq ou six des plus fécondes créatures de MM. de Villèle et Corbière, et la verdeur des feuilles libérales lui faisait seule sentir qu’il n’était pas encore le maître absolu. Aussi les noyait-il avec colère au fond du bain, où il avait coutume de les lire.

Les forces et le courage de Casimir Périer se soutinrent tant qu’il fut ou qu’il se crut le maître des affaires extérieures et de l’administration. L’histoire de la correspondance diplomatique cachée à M. Laffitte lorsqu’il était président du conseil, et portée directement au roi par M. Sébastiani, l’avait rendu très défiant. Il avait l’œil ouvert sur le château, et en conférant chaque jour avec les ambassadeurs des principales puissances, en envoyant sans cesse ses instructions à Londres par l’aîné de ses fils, ses dépêches à Rome par l’autre ; en expédiant en Hollande et en Belgique M. de Glasson, son intime, il se crut à l’abri de toute surprise. Cependant, et en dépit de toutes ces précautions, on se cachait du premier ministre, on avait des conférences secrètes avec les ambassadeurs ; M. Sébastiani servait de couvert à une correspondance avec le prince Talleyrand ; sous son cachet passaient des lettres autographes et non communiquées au conseil, adressées aux souverains de la sainte-alliance. Pour l’intérieur, c’était M. de Montalivet qui se chargeait de semblables complaisances ; une foule de fonctionnaires et d’agens d’une police autre que celle du ministère agissaient par des ordres directs, et rendaient compte de leurs opérations à l’insu de Périer et de trois autres de ses collègues ; bref, on avait à peine cessé un moment de suivre la marche qui avait été adoptée depuis le commencement du nouveau règne, et il y avait au moins autant d’activité dans le cabinet des Tuileries que dans les bureaux de la présidence et du dicastère de police établi dans la rue de Grenelle.

Extérieurement, Casimir Périer semblait plus indépendant et plus puissant que jamais. À lui, à lui réellement, à son ascendant appartenait la majorité de la Chambre ; la Bourse ne jurait que par lui ; sa personne et son amour furieux d’ordre et de repos avaient rapproché du gouvernement les banquiers étrangers, et surtout Rotschild, que sous le ministère précédent on avait trouvé très mal disposé et très difficile. Aussi tout pliait en apparence devant Casimir Périer, avec un respect et une soumission dont on n’avait pas vu d’exemple depuis la chute de l’empire. Après le danger qu’il avait couru au milieu d’une émeute sur la place Vendôme, il avait nommé un commissaire de police, chargé, pour toutes fonctions, de veiller à sa personne. C’était un grand et beau jeune homme, connu par sa résolution et son audace : il était de Grenoble, et se nommait Marut de Lombre. Il passait tout le jour dans l’antichambre du président du conseil, examinant avec soin ceux qui se rendaient à son audience ; et dès que le ministre sortait il montait dans un cabriolet toujours attelé et s’élançait sur les traces de sa voiture. Sa surveillance était si rigoureuse qu’il le suivait jusque dans l’enceinte de la Chambre ; mais il en fut bientôt chassé à la demande d’un député de l’opposition. D’autres agens de police, en assez grand nombre, veillaient aussi sur cette précieuse vie, indépendamment de cet acolyte ; et il fut même sérieusement question de leur adjoindre un escadron de la garde municipale. On s’étonnera moins que Casimir Périer pût concevoir cette idée de garde prétorienne, lorsqu’on saura qu’on avait poussé si loin la flatterie dans son intérieur, que la petite horde doctrinaire qui avait planté ses tentes autour de lui, le nommait hautement devant lui le premier consul. Tout était sur ce ton ; même hors de sa présence, il était de consigne de le louer avec emphase. Il y a plus : c’est qu’après sa mort, les doctrinaires, qui ne sont peut-être pas fâchés de l’avoir vu si tôt passer parmi les dieux, les doctrinaires ne tarissent pas sur la grandeur et la noblesse de ce caractère, dont le bon côté leur avait échappé, je crois. Il n’y a pas long-temps encore, j’entendais M. Cousin le comparer à Napoléon, et jurer que, dans sa pensée, c’était le seul homme vraiment remarquable qui se fût présenté en Europe depuis la chute du colosse. M. Thiers, présent à ce panégyrique, applaudissait des deux mains. Nous étions douze dans le salon, et je me demandais comme don Bazile : « Qui trompe-t-on ici ? »

Une conversation, ou plutôt une discussion que le président du conseil eut avec l’ambassadeur russe, qui se plaisait à exciter sa bile pour lui arracher ses pensées secrètes qu’il ne savait plus contenir alors, dissipa totalement les illusions de Casimir Périer. Quelques mots, lâchés certainement à dessein, lui révélèrent qu’on avait des raisons pour ne pas regarder sa parole comme définitive, et que sa colère et ses menaces n’étaient que des démonstrations vaines. Il sut bientôt ce qu’il ignorait seul encore ; il démêla la source des obstacles qu’il trouvait partout, et un abattement, profond succéda à cette ardeur qui le faisait se jeter au-devant de ses ennemis de toute espèce. Cet abattement était si visible, qu’il fallut bien lui trouver une cause, et son entourage publia que les attaques violentes de la presse, les calomnies et les injures d’un certain parti, excitaient en lui cette amertume ; allégation la plus fausse, car Périer faisait profession de mépriser les clameurs des journaux, et elles ne lui causaient que de la colère et une émotion de rage peut-être nécessaire à son tempérament. Du reste, il se confia peu à ses partisans doctrinaires, qu’il soupçonnait en secret de participer au gouvernement occulte du château ; mais son découragement augmenta chaque jour, et il était arrivé à son plus haut degré au moment où il tomba si gravement malade. Alors il avait déjà courbé sa tête sous la nécessité. Cet homme si impérieux, si jaloux de restaurer les droits et les prérogatives d’un premier ministre responsable, qui avait chicané si long-temps avant que d’entrer au ministère, qui, le jour de l’ouverture des Chambres, suivait sur un papier le discours que lisait le roi, afin de bien s’assurer que rien n’avait été changé dans la rédaction arrêtée au conseil, cet homme se chargeait du poids et de la responsabilité d’une foule de lois et de mesures qu’il n’approuvait pas ; il subissait de seconde main l’influence de M. Barthe, de M. Sébastiani, de M. Soult, qui avaient l’oreille du prince ou de son fils ; il recevait ses négociations diplomatiques toutes faites, que M. Sébastiani lui rapportait de Neuilly ; en un mot, l’amour du pouvoir, dont il ne pouvait plus se dessaisir, l’avait fait consentir à n’en garder que l’apparence. Sur un seul point, Périer ne céda pas. Il jura qu’il mourrait plutôt que de demander aux Chambres des lois d’exception et le droit d’arbitraire, et il disait, en souriant à ceux qu’il combattait sur ce point, « qu’il fallait être bien maladroit pour ne pas trouver l’arbitraire dans les lois existantes et le chercher autre part. » Sa morale d’homme d’état se ressentait un peu de ses habitudes de banque.

Il faut avoir vu de près Casimir Périer, avoir vu la joie impétueuse des premiers jours de son ministère, lorsqu’il avait reçu une bonne nouvelle, quand par une réponse ferme, il avait intimidé un ambassadeur, et fait changer en proposition accommodante une injonction de la sainte-alliance, pour se faire une idée du désespoir sombre et profond qui le saisit en voyant s’échapper une à une ses idées favorites. Rien ne pouvait plus relever cette âme abattue, pas même l’irritation que lui causaient ses adversaires, et qui lui avait donné tant de force, car c’était surtout dans la résistance qu’éclatait la vigueur du caractère de Casimir Périer. Il est impossible d’oublier le spectacle de ce genre qu’il offrit dans les troubles du mois de septembre, à l’occasion de la prise de Varsovie. Il arriva dans la Chambre, où sa présence produisait toujours un certain effet, couvert d’une longue redingote grisâtre, semblable au vêtement historique de Napoléon, jeta d’un geste menaçant son portefeuille sur son pupitre, et se croisa les bras d’un air de résignation comme pour défier ses ennemis de venir jusqu’à lui. Son air était si imposant, que sa petite cour, qui venait d’ordinaire lui faire cortége à son entrée, resta immobile sur ses places, et que M. Thiers lui-même, qu’on voyait voltiger sans cesse autour du banc des ministres, s’arrêta à moitié de la route. Au silence que garda l’opposition, je me souviens du mot d’un des ennemis les plus intimes de Périer, qui le visitait alors chaque jour, et disait à ceux qu’il voyait rire du premier ministre : « Croyez-moi, cet homme n’est pas moquable. » En effet, on n’était pas plus digne, même dans les plus grands excès de la colère. Cette fois surtout, il se montra plein de noblesse. Plusieurs fois, il quitta son banc et sortit pour aller donner des ordres, car l’émeute grondait au dehors, et à chaque moment des officiers d’ordonnance apportaient des nouvelles inquiétantes. Je sortis aussi pour le voir. Il était nuit déjà, et je le trouvai dans l’enceinte extérieure pressant la main de plusieurs officiers de la garde municipale et de grosse cavalerie qui l’entouraient, et leur disant d’une voix forte : « À la vie et à la mort, messieurs ! c’est notre affaire à tous. On ne nous épargnerait pas plus les uns que les autres ! » Vous jugez de la réponse. Ce fut un bruit de sabres et d’éperons, un cliquetis d’armes et de juremens, qui ne présageaient ni de la clémence ni de la modération. Mais la violence du premier ministre était si communicative, qu’elle avait passé dans ses orateurs, dans ses journalistes, jusque dans ses commis, et du 13 mars, jour de son avénement, datent cette polémique brutale, ces façons hargneuses et méprisantes du pouvoir, qui ont certainement amené les évènemens du 7 juin dernier et conduit, par une pente bien naturelle, aux tribunaux militaires, aux proscriptions et à l’état de siège. Tant la machine est encore ébranlée des coups de pied que lui donnait Périer dans sa colère !

Après avoir encouragé ses soldats de la rue, le ministre revint ranimer l’ardeur de ses troupes de la Chambre, qui paraissaient passablement consternées. Il fallut qu’il montât lui-même à la brèche pour donner l’exemple ; mais l’indignation l’avait saisi si fortement, qu’il eut peine à parler d’abord, et qu’il resta quelques instans à la tribune, l’œil étincelant, les narines ouvertes, et soufflant comme un lion qui se prépare à combattre. Il faut savoir que M. Mauguin avait accusé la police d’avoir excité et nourri cette émeute. Casimir Périer n’hésita pas à rejeter l’émeute sur M. Mauguin lui-même. — « Nous aurions désiré, dit-il, que M. Mauguin, quand il est monté à cette tribune pour demander des explications, eût bien voulu s’expliquer sur-le-champ lui-même ; peut-être l’agitation qui règne en ce moment dans la capitale, n’aurait pas eu lieu ! » Le murmure qui s’éleva à ces mots sur les bancs de l’opposition, lui rendit sa présence d’esprit et un peu de calme, en lui prouvant que ses ennemis se sentaient blessés des coups qu’il leur portait. Se tournant alors vers ses amis, vers le centre qui trépignait d’admiration : « On a parlé de danger pour vos délibérations, dit-il, n’y croyez pas, messieurs ! nous sommes chargés de vous défendre. Vous êtes sous la protection de l’armée, de la garde nationale qui, en criant vive la Pologne, criait aussi vive le Roi ! » — À ces mots, il se mit à crier de toutes ses forces : Vive le roi ! vive la France ! Les centres crièrent à tue-tête : Vive le roi ! vive la France ! et le ministre, content de son discours, descendit de la tribune.

À ce récit, rien ne semble plus ridicule. Eh ! bien, rien n’était plus imposant. L’émotion de Casimir Périer, la chaleur de son apostrophe, l’impossibilité où il était de parler d’une manière suivie, ce poing qu’il levait avec fureur contre les bancs de l’opposition, le danger qu’il avait couru le matin de ce même jour où il avait failli périr sur la place publique (on l’avait cru du moins), le bruit du tambour et les rumeurs qu’on entendait au dehors, tout, jusqu’à l’obscurité qui régnait dans la salle, contribuait à faire de ce moment l’une des scènes les plus solennelles de notre histoire parlementaire, une de ces scènes dont votre Chambre des communes, plate et oblongue, ne peut vous fournir d’exemple. Ces sortes de discussions sont à-peu-près inexécutables dans le parlement d’Angleterre, pays assez paisible d’abord, où les allocutions se font en s’adressant au président, tierce personne désintéressée, où l’on parle de son banc en n’interpellant jamais son adversaire par son nom propre, et séparé seulement de lui par la longueur d’une table. Je sais un homme qui s’abstient, lorsqu’il est à pied, de parler aux personnes qu’il rencontre en voiture, parce qu’il est impossible, dit-il, qu’involontairement on n’ait pas, du haut d’un carosse un air d’insolence envers le piéton. Il en est ainsi de la tribune, du sommet de laquelle les paroles tombent plus rudement sur les bancs inférieurs, et où une parole cavalière devient aussitôt une insolence. Puis ces gradins en amphithéâtre dont la cime, par une fatalité singulière, est toujours occupée par les esprits les plus effervescens, semblent des hauteurs couronnées de troupes qui vont se précipiter contre la petite forteresse occupée par l’orateur. Ajoutez à cet effet les groupes qui se forment dans l’enceinte, et qui escarmouchent dans cet espace, en attaquant ou en défendant, souvent par des mots très vifs, celui qui a la parole, la pétulance et les mouvemens français, et vous aurez une faible idée d’une séance de la Chambre des députés un jour d’émeute. Je désire que vous servez forcé de vous en tenir à ma description, et que vous ne trouviez jamais l’occasion de jouir de ce spectacle, soit à Paris, soit à Londres.

Je vous ai montré Casimir Périer ce jour-là, parce que ce fut son dernier jour de bataille. Depuis, sa colère et sa verve allèrent toujours diminuant, comme sa puissance. Avec sa défiance contre ceux qui l’entouraient, augmentaient ses soucis. Il se sentait déchu à ses propres yeux ; il se voyait responsable devant les Chambres, devant la nation, devant l’Europe, d’un système qui, chaque jour, devenait le moins le sien ; il s’apercevait qu’on l’avait pris, comme tant d’autres, pour user de son influence sur la classe qu’il était nécessaire de gagner en ce moment, et que, quand sa popularité serait usée, on le jetterait de côté, comme on avait jeté les hommes de juillet, à l’aide desquels on avait agi sur les classes inférieures et sur le parti exalté, qui était alors maître des choses. Casimir Périer était d’autant plus malheureux, qu’il se sentait complètement dupe. Il ne pouvait aller d’un bout à l’autre de son cabinet, sans rencontrer sous ses pas deux ou trois de ses amis doctrinaires, qui guettaient sa succession sur son visage, et qui avaient tellement arrangé les choses, que de ses mains chancelantes son portefeuille devait cheoir infailliblement dans leurs mains. S’il allait au conseil, il trouvait un de ces doctrinaires blotti sous le pan de l’habit du prince, un doctrinaire avait l’oreille des diplomates étrangers, un doctrinaire s’étant emparé du droit de lui faire ses discours, un autre, élève de celui-ci, s’était installé dans les fonctions de secrétaire général et tenait la correspondance des départemens. Les divisions ministérielles de la Chambre ne manœuvraient que sur les ordres de M. Guizot, de M. Rémusat et de M. Royer-Collard, le grand chef invisible. Enfin, la doctrine était son ombre, ou plutôt l’ombre de Banco qui le poursuivait sans cesse. Sa mort a tout expliqué ; il avait prévu tout ce qui devait arriver.

Casimir Périer succomba au tourment que lui causait le sentiment de son impuissance et à la douleur de se trouver lui-même au-dessous de sa situation, car il sentait bien que ce pouvoir qu’il avait tant désiré, le lui eût-on laissé tout entier, il n’aurait pas pu en faire un utile usage. En effet, dans ses relations diplomatiques, il était arrêté à chaque pas par une ignorance des hommes et des choses, peu commune dans sa situation ; en administration, il ne connaissait ni les lois, ni la nature des rapports entre les divers fonctionnaires, ni le mécanisme des rouages du gouvernement ; et alors, au lieu d’apprendre et de s’instruire, il ne savait que s’irriter et se raidir contre les obstacles. Il n’est pas d’organisation humaine capable de résister long-temps à un combat de cette espèce. Battu, écrasé par ses souffrances secrètes et ses douleurs avouées, Casimir Périer sentit son intelligence s’arrêter, et le lit de misère où il alla tomber ne reçut qu’un corps où la vie avait survécu à la raison. Quelle longue et cruelle agonie fut la sienne ! Agonie plus cruelle encore pour sa famille et ses vrais amis, que pour lui-même ! Quand, à de rares intervalles, une lueur d’intelligence vint le ranimer, on vit trop bien quelle avait été la plus constante de ses préoccupations ; il fallut s’abstenir alors de prononcer devant lui certains noms, de laisser approcher certaines personnes. À le voir se dresser avec majesté sur sa couche, à voir ses yeux brillant encore dans leur orbite éteint, et couronnés par deux larges sourcils noirs, ses cheveux blancs, sa longue et belle figure, jaunie et sillonnée par ses maux ; à l’entendre laisser échapper des reproches sans suite, vous l’eussiez pris pour l’infortuné roi Léar, s’écriant dans sa démence :

Yet I call you servile ministers !

Quelqu’un qui l’assista dans sa maladie, m’a dit qu’il se plaignait surtout, mais d’une manière confuse, de ce que les promesses qui lui avaient été faites, n’avaient pas été accomplies, et de la perte de sa popularité, qu’on lui avait ravie sans fruit pour le pays. Pendant ce temps, ses amis politiques de la Chambre exploitaient sa mort, en accusant la presse libérale et l’opposition d’avoir creusé sa tombe ; et, en d’autres lieux, on gouvernait à l’aise sous son nom, sans crainte de voir son ombre venir demander compte de l’abus sacrilége qu’on faisait de l’agonie d’un mourant !

La pensée qui tua Casimir Périer était malheureusement une pensée fausse. Il s’était persuadé qu’il était l’homme indispensable, l’homme unique de son temps ; et une fois assis au faîte, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on ne l’avait pris que comme un instrument, pour l’user, comme on avait fait d’autres, et le jeter ensuite dans un coin. Que devint-il donc, quand il vit avec quelle rapidité s’usent l’intelligence, le crédit et le renom, dans cette place qu’il occupait ! Quel coup pour lui, quand il sut, à n’en pas douter, qu’on avait déjà calculé en haut lieu combien de temps à peu près il pourrait durer, et quand, regardant autour du maître, il trouva ses ennemis déjà désignés par lui, attendant, non sans impatience, le temps de fonctionner à leur tour. Il avait tort ! C’est là le gouvernement représentatif, qui ne subsiste qu’à force d’intelligences et de poumons, en consommant des cerveaux et des poitrines, comme le régime absolu consomme de la chair et des os. Celui-ci envoie des masses d’hommes sans choix au feu du canon, et les fait tuer sur le champ de bataille ; celui-là prend l’élite de la nation et la fait périr sur les marches de la tribune. Dans l’armée, comme dans les Chambres, à chaque combattant qui tombe, on serre les rangs et il n’y paraît plus. Les Canning, les Fox, les Foy, les Lamarque sont remplacés et s’oublient comme tant de morts illustres, enterrés après la victoire. Heureux ceux qui ne sont pas oubliés déjà de leur vivant, et qui meurent avant que d’être arrivés à ce poste du pouvoir, où disparaissent toutes les illusions, et où, après s’être bien long-temps cru si fort, on se trouve tout-à-coup si impuissant, si désorienté et si faible !


(West-End Review.)
  1. Nos mesures sont prises pour assurer à nos lecteurs la publication successive de cette série de lettres que nous commençons aujourd’hui.