Pascal (Boutroux)/5

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 85-101).
V.


PASCAL À PORT-ROYAL


L’abbaye de Port-Royal, abbaye de femmes, située près de Chevreuse à quelques lieues de Versailles, était l’une des plus anciennes de l’ordre de Cîteaux. Elle avait été fondée au commencement du xiiie siècle, sur la terre de Porrois, d’où le nom de Port-Réal, dans une vallée sauvage et marécageuse. Elle était soumise à la règle de saint Benoît. Il en fut de ce monastère comme de toutes les maisons religieuses : le relâchement s’y introduisit, l’esprit du siècle en bannit peu à peu toute régularité. Au commencement du xviie siècle, Port-Royal comptait douze religieuses, masquées et gantées, et l’abbesse était une petite fille de onze ans. Cette enfant s’appelait Angélique Arnauld. En 1608, âgée de seize ans, elle entendit le sermon d’un moine libertin qui passait par hasard, et qui prêcha sur le bonheur de la vie religieuse et la sainteté de la règle de saint Benoît. Par l’intermédiaire de ce moine, Dieu la toucha, et elle résolut de réformer son abbaye. Elle s’imposa et fit accepter à ses filles la mise en commun des biens, le jeûne, l’abstinence de viandes, le silence, la veille de nuit, la mortification, toutes les austérités de la règle de saint Benoît. Elle plaça le point capital de sa réforme dans la clôture absolue du monastère vis-à-vis du monde. Elle entoura son abbaye de bonnes murailles, qui devaient rester infranchissables à la famille même. Un pareil renoncement était-il possible ? Était-il dans les vues de Dieu ? Le 23 septembre 1609, M. et Mme Arnauld frappaient à la porte pour faire visite à leur fille. La mère Angélique ouvrit le guichet, et pria son père d’entrer dans le parloir, afin qu’à travers la grille elle put se donner l’honneur de lui expliquer ses résolutions. Puis, ayant aperçu derrière cette grille les traits altérés de son père et ayant entendu ses tendres reproches, elle s’évanouit, mais sans que sa volonté eut faibli. Elle avait repoussé jusqu’au bout les embrassements paternels ; elle avait consommé cette séparation absolue d’avec le siècle, qui devait être la marque de Port-Royal.

Sous la forte main de la mère Angélique, au contact de sa foi souveraine, le monastère se régénéra et fleurit rapidement. Ces filles, qui ne cherchaient que Jésus crucifié, répandaient sur leur passage les trésors de la charité chrétienne. C’était une bénédiction de les entrevoir. Nulle maison n’était en meilleure odeur. Lorsque saint François de Sales, le doux et pensif évêque de Genève, vint visiter la mère Angélique, il trouva tout à son gré dans ce véritable Port Royal, un peu austère, mais si sérieusement dévot, qu’il appela désormais ses chères délices. Et il donna de tout son cœur à l’abbesse, qui les lui demandait, ces merveilleuses directions spirituelles, où la fermeté se faisait si douce, et la sainteté si charmante.

En 1626 la communauté, étant à l’étroit, se transporta à Paris. Dix ans après, elle avait pour directeur Jean du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. La mère Angélique, qui retrouvait en lui les vertus du saint évêque de Genève, lui accorda toute sa confiance. L’abbé de Saint-Cyran était lié avec Jansénius, le savant professeur de l’Université de Louvain, plus tard évêque d’Ypres, lequel travaillait à restaurer, contre les jésuites, la pure doctrine augustinienne de la grâce. Saint-Cyran partageait les idées de son ami. Il s’était entendu avec lui pour travailler au relèvement du christianisme dans l’ordre pratique, tandis que Jansénius le restaurerait dans l’ordre théorique. Son principe était que le pécheur, s’il n’aime Dieu véritablement, ne saurait être justifié. Il s’attachait à décrire et à faire pratiquer le genre de vie qui résulte de ce principe.

Directeur de Port-Royal, il rêva pour la communauté d’autres destinées que celles où la bornait la mère Angélique. L’Église était malade. La corruption des mœurs y suivait l’altération de la doctrine. Ce qu’il fallait pour la guérir, c’était un foyer de doctrine et de sainteté dont l’influence se propagerait au dehors. Port-Royal était l’instrument choisi de Dieu pour régénérer son église. Saint-Cyran s’appliqua à en faire le modèle vivant de la vraie morale chrétienne, par opposition à la morale d’accommodement qu’y substituaient les jésuites. Ceux-ci professaient que tout moyen est bon quand on a pour fin la gloire de Dieu. Saint-Cyran maintenait qu’on ne peut aller à Dieu que par Dieu même. Dieu n’est réellement la fin que s’il est le principe. Des sept années que dura sa direction, Saint-Cyran en passa quatre enfermé à Vincennes pour son hostilité contre les jésuites. Son prestige n’en devint que plus fort ; et ses enseignements et son exemple marquèrent Port-Royal d’une empreinte ineffaçable.

À Saint-Cyran succéda, en 1643, M. Singlin, qui le continua selon ses forces. Scrupuleux directeur de conscience, humble médecin des âmes, il demandait surtout que l’on se rendît attentif à l’appel de Dieu, et que l’on agit exclusivement sous sa conduite. Bientôt M. Singlin se déchargeait sur M. de Saci d’une direction qui lui faisait peur. Celui-ci, homme intérieur, prudent, d’une piété calme et recueillie, se fit remarquer par sa crainte chaste et respectueuse de la grandeur infinie de Dieu, et par sa vive conscience du caractère d’éternité propre aux sentiments qui nous viennent de lui.

Sous la direction de Saint-Cyran, Port-Royal avait cessé d’être simplement un monastère de femmes. À l’époque où la communauté vivait à Paris, il établit dans l’ancien monastère, qui devint alors Port-Royal-des-Champs, un certain nombre d’hommes distingués, à qui Dieu avait inspiré le désir de se retirer dans la solitude pour faire pénitence et s’occuper de leur salut. C’étaient Le Maître, avocat, Le Maître de Saci son frère, le futur directeur de Port-Royal, Lancelot, puis Fontaine, Arnauld d’Andilly et beaucoup d’autres. Plusieurs des ecclésiastiques et des Messieurs de Port-Royal étaient des savants et des moralistes très remarquables. Tel Antoine Arnauld, le grand Arnauld, théologien consommé, solide philosophe, dont un Leibnitz briguera l’approbation ; tel le fin et aimable Nicole, le futur auteur des Essais de morale.

Ces pieux ascètes étaient, dans l’ordre des choses humaines, les apôtres de la raison. Ils appréciaient la philosophie de Descartes. Ils en goûtaient la réserve en matière religieuse, la méthode purement rationnelle en matière scientifique. De même, dans le style, ils cherchaient avant tout la clarté, la simplicité, l’effacement de la forme devant le fond. Ils avaient plus de gravité et de force que de couleur et de variété.

Le même esprit dirigea l’enseignement que donna Port-Royal dans ses Petites Écoles, rivales des maisons d’éducation des jésuites. On y veillait avant tout à l’innocence et à la pureté des enfants, on leur inspirait une piété intérieure et solide. En même temps on formait en eux l’esprit et la raison. Ni la routine ni même l’usage n’étaient acceptés comme lois : on cherchait les raisons des choses, on allait aux sources, on mettait les élèves en mesure de bien penser et bien juger par eux-mêmes.

Tel était Port-Royal quand s’y retira Pascal : une sorte de couvent laïque à côté d’un véritable monastère, un lieu de retraite, où l’on travaillait, avant tout, à pratiquer la morale chrétienne dans sa vérité.

Pascal y trouvait la solitude et l’esprit de piété intérieure que son cœur cherchait. Était-il attiré par le charme discret de ce vallon tranquille, fermé, coin de verdure et de silence à quelques lieues de la capitale ? La nature, en ce temps, ne parlait guère aux hommes de pensée, trop vivement touchés de tout ce que la réflexion sur soi-même leur faisait découvrir, pour donner une grande attention à la vie des choses. Pascal, par contre, vit-il dans le désert de Port-Royal ce vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut, qui fait peur à Mme de Sévigné ? Pas davantage. C’est de son âme seule que lui viennent ses impressions ; et tout ce qu’il demande aux objets environnants, c’est de ne point troubler ses entretiens avec Dieu.

Son premier soin, en s’installant à Port-Royal, fut d’abandonner tout ce qui pouvait avoir quelque apparence de grandeur. Il fit profession de pauvreté et d’humilité, et suivit, dans toute sa rigueur, le train de la maison. Il se levait à cinq heures du matin pour assister aux offices, et il joignait le jeûne à la veille, au mépris de toutes les défenses que lui avaient faites les médecins. Ce régime lui fut très salutaire. Sa santé s’en trouva bien, et une joie intense pénétra son âme. Il se voyait logé et traité en prince, selon le jugement de saint Bernard. La cuiller de bois, la vaisselle de terre dont il lui était donné de se servir étaient pour lui l’or et les pierres précieuses du christianisme. Il éprouvait que la santé dépend de Jésus-Christ plus que d’Hippocrate, et que le renoncement à soi est, dès cette vie, la source du bonheur.

Port-Royal avait accueilli sa venue avec une particulière reconnaissance pour le Seigneur. Quel témoignage de la grâce divine, que d’avoir inspiré l’humilité à cet esprit si profond, à ce philosophe si célèbre ! En même temps, quelle preuve de la bienveillance de Dieu pour la maison ! Quant à Pascal, il s’efforça d’acquérir les vertus qu’on y pratiquait, mais il ne se considéra pas comme lui appartenant véritablement. Il s’absentait souvent de Port-Royal pour vivre à Paris, soit chez lui, soit à l’auberge du Roi David, sous le pseudonyme de M. de Mons. Lié aux personnes de Port-Royal, il ne crut pas faire partie d’une communauté ; il entendit conserver son indépendance. Il se livra d’ailleurs avec zèle aux occupations de ces Messieurs. Avec eux, il étudie l’Écriture et les Pères. Il s’intéresse aux Petites Écoles, et propose pour elles une nouvelle méthode de lecture. Il assiste aux conférences relatives à la traduction du Nouveau Testament, qui se tiennent chez le duc de Luynes au château de Vaumurier.

Sa piété ardente, jointe à ses relations avec ces Messieurs, donne à son génie une impulsion nouvelle. Il commence par rentrer en lui-même et s’interroger sur la manière dont la grâce a opéré en lui. Dans un écrit Sur la conversion du pécheur, il trace en quelque sorte la théorie du retour vers Dieu de l’âme absorbée par le monde. Il y montre comment l’homme qui a une fois clairement conçu que Dieu est sa fin en vient nécessairement à vouloir que Dieu soit aussi sa voie et le principe de toutes ses actions.

Cependant ces Messieurs étaient désireux de savoir ce que pensait sur la philosophie ce grand esprit, qu’ils savaient s’y être particulièrement adonné. Le pieux et timide M. de Saci, à qui M. Singlin avait confié Pascal pour lui apprendre à mépriser les sciences, et qui aimait à mettre chacun sur son fonds, le questionna un jour sur cette matière. La conversation, sans doute préparée, fut une sorte de conférence. Elle nous a été conservée par Fontaine, secrétaire de M. de Saci. À vrai dire, ce que nous possédons, sous le titre d’Entretien de Pascal avec M. de Saci, n’est pas le propre texte de Fontaine, sous sa forme primitive. Nous n’en avons pas moins l’impression d’avoir affaire à la pensée et même, pour une forte part, à la parole de Pascal.

Ce n’est pas sans quelque inquiétude que M. de Saci engage l’entretien. Il tient les philosophes pour de véritables usurpateurs, s’arrogeant une autorité qui n’appartient qu’à Dieu ; il n’admet pas qu’aucune lumière puisse manquer à qui possède l’Écriture et saint Augustin. Pascal, malgré son extrême déférence, ne s’occupe pas de complaire à son interlocuteur. Il répond avec la candeur de son âme et la netteté de son esprit. Il regarde la vérité en face, même si elle paraît embarrassante. Il a confiance dans son génie, éclairé par Dieu, pour concilier les propositions qui paraîtraient contradictoires.

Il expose à M. de Saci que ses deux lectures les plus ordinaires ont été Épictète et Montaigne, et il fait un grand éloge de ces deux esprits. Remontant à la source de leurs pensées, il voit en eux les représentants par excellence des deux formes essentielles de la philosophie.

Épictète et Montaigne sont, dit-il, bons chacun par un côté et mauvais par l’autre. Épictète a bien connu le devoir de l’homme : il a bien vu que l’homme doit regarder Dieu comme son principal objet, et, en toutes choses, se soumettre à lui de bon cœur. Mais il a cru à tort que, ce devoir, l’homme, par lui-même, était capable de le remplir. Quant à Montaigne, ayant voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi, il a bien vu qu’ainsi livrée à elle-même, la raison ne pouvait aboutir qu’au pyrrhonisme. Mais il a tort de trouver bon que l’homme s’en tienne à ce qu’il peut, en négligeant ce qu’il doit. Il a tort d’approuver qu’on prenne pour unique règle la coutume et la commodité, et qu’on s’endorme sur l’oreiller de la paresse. Ainsi, l’un connaît le devoir, mais conclut faussement du devoir au pouvoir, l’autre connaît l’impuissance, mais en fait faussement la mesure du devoir.

Comment de ces doctrines dégager la vérité ? Suffira-t-il de rapprocher Épictète et Montaigne, en ce que chacun a de bon, et de les compléter l’un par l’autre ? Cela ne se peut. Chacune des deux philosophies est, au point de vue naturel, un tout indissoluble. L’homme est un. Cette unité serait rompue, si l’on faisait coexister en lui le devoir du stoïque et l’impuissance du pyrrhonien. Ni Montaigne ni Épictète ne pouvaient conclure autrement qu’ils n’ont fait. Et ainsi les deux doctrines produisent une contradiction, à la fois inévitable, puisque chacune d’elles est nécessaire, et insoluble, puisqu’il s’agit d’un sujet indécomposable. C’est la raison elle-même s’engageant dans un conflit dont elle ne peut sortir. Ni l’affirmation n’est ici permise, ni la négation. Le scepticisme n’est pas moins exclu que le dogmatisme.

La solution, que la raison ne saurait trouver, nous est fournie par la foi. Il a manqué à l’une et à l’autre secte de connaître que la condition présente de l’homme diffère de l’état où Dieu l’a créé. Le stoïque, remarquant quelque trace de sa grandeur première, feint que sa nature est saine et, par elle-même, capable d’aller à Dieu. Le pyrrhonien, ne voyant que la corruption présente, traite la nature comme infirme nécessairement. Or la misère est dans la nature, et la grandeur est dans la grâce, à qui il appartient de réparer la nature ; et la coexistence de la misère et de la grandeur cesse d’être contradictoire, du moment que ces deux qualités résident dans deux sujets différents. Comment cette coexistence est-elle possible ? Elle a sa raison dans l’union ineffable de l’infirmité et de la puissance en la personne unique de l’homme-Dieu. Elle est une image et un effet de la nature double et une de Jésus-Christ.

À mesure que Pascal développait ses idées, M. de Saci ne savait s’il devait admirer ou s’effrayer. Certes, de telles lectures deviennent inoffensives, si l’on sait ainsi tourner les choses ; mais que d’esprits seront impuissants à tirer ces perles de ce fumier ! Combien ne sauront que se perdre avec les philosophes, et devenir, comme eux, la proie des démons et la pâture des vers !

Avec non moins de fermeté que de discrétion, Pascal maintient l’utilité de ces lectures. On doit avoir égard à l’état d’âme, non seulement du chrétien, mais de l’incrédule. L’obstacle à la conversion, chez le philosophe, c’est, ou l’orgueil, fruit du stoïcisme, ou la paresse, suite du pyrrhonisme. Or il est bien vrai que ces lectures, si on les isole, favorisent l’un ou l’autre. Mais jointes ensemble elles les opposent l’un à l’autre. Par là, si elles ne peuvent créer la vertu, elles peuvent du moins troubler le vice. Elles ne sauraient sauver, mais elles peuvent être l’instrument dont la grâce se sert pour faire naître dans l’âme l’inquiétude, ce premier mouvement vers le salut.

Ainsi se défend Pascal. C’est qu’il se rappelle le conflit qui s’est élevé en son âme lorsque la grâce a commencé de le toucher. Et dès maintenant il songe à ramener à Dieu ceux qui sont liés comme il l’a été. Dès maintenant il conçoit la méthode à suivre : exciter dans l’homme, en lui faisant faire réflexion sur lui-même, le mépris de sa fausse sagesse et le besoin de Dieu. Il a pris une conscience plus nette de ses idées et de ses moyens d’action, en les exposant à M. de Saci.

Son caractère le portait à propager sa conviction. Comme il avait fait jadis participer sa famille à sa première conversion, ainsi maintenant il attirait à Dieu son bon ami M. le duc de Roannez, et M. Domat, qui fut depuis avocat du roi au présidial de Clermont. Le souvenir du chevalier de Méré, de Miton, des amis de ses années frivoles, lui inspira le désir de composer un grand ouvrage où il ne se bornerait pas à confondre les athées, mais où il travaillerait de toutes ses forces à l’œuvre de leur conversion.

Dans cette pensée il reprend, à un point de vue nouveau, cet examen de la méthode des sciences auquel il s’est déjà appliqué. L’occasion, d’ailleurs, lui en est fournie par les travaux de Port-Royal destinés aux Petites Écoles. Sans doute ce fut en vue d’une préface à un Essai d’éléments de Géométrie que Pascal composa les deux fragments qui nous sont parvenus sous ce titre commun : De l’esprit géométrique. Le second de ces fragments, que nous intitulons De l’art de persuader, n’est peut-être qu’une refonte du premier. Il s’agit, dans ces deux essais, de mettre les choses humaines à leur plan, et, par la réflexion sur les sciences naturelles, de se former l’esprit en vue de l’étude des choses divines.

Les mathématiques sont l’instrument par excellence de l’éducation intellectuelle. Le bienfait que nous leur devons réside bien moins dans les connaissances dont elles se composent que dans l’esprit de netteté qu’elles développent en nous. Elles nous apprennent ce que c’est que démontrer. En quoi donc consistent leurs démonstrations ?

Elles font profession de produire en nous la certitude. Certitude n’est pas précisément conviction. La méthode de convaincre consisterait à tout définir et à tout prouver. Mais cela est impossible. C’est pourquoi, à l’art de convaincre, la géométrie substitue une méthode qui donne du moins la certitude : l’emploi de la lumière naturelle et de la démonstration indirecte. La lumière naturelle est cette clarté qui accompagne certains objets, grâce à laquelle ils sont immédiatement entendus par tous les hommes ; c’est la nature soutenant l’ordre de nos pensées, au défaut du raisonnement. La démonstration indirecte consiste à examiner, non ce qu’il s’agit de démontrer, mais la proposition contraire, et à voir si elle est manifestement fausse. De cette fausseté résultera la vérité de la proposition contradictoire. Ce mode de démonstration, en ce qui concerne les principes, convient à la nature de l’homme. Car son intelligence, depuis le péché, est malade. Naturellement elle ne connaît que le mensonge. L’infini, par exemple, lui est incompréhensible, et cependant il est véritable. La raison en démontre l’existence, en prouvant qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre, tandis qu’un carré géométrique peut être double d’un autre carré : il suit de là que l’espace ne se compose pas d’un nombre fini d’indivisibles mais est divisible à l’infini. Légitime, nécessaire dans la plus parfaite des sciences, pourquoi le recours à la lumière naturelle ou à la démonstration indirecte serait-il, ailleurs, taxé d’abord d’incertitude ?

Si l’on analyse dans ses détails la méthode des géomètres, on trouve qu’elle comprend certaines règles relatives, soit aux propositions prises en elles-mêmes, soit à l’ordre dans lequel les propositions doivent être disposées. Les premières prescrivent : 1° de définir tous les termes dont on doit se servir, sauf ceux qui sont trop clairs pour demander et comporter une définition ; 2° de proposer des axiomes évidents ; 3° de substituer toujours mentalement dans les démonstrations la définition à la place du défini. Quant aux secondes, le fragment inachevé ne fait que les mentionner. Pourtant Pascal considérait, en toute recherche, la question de l’ordre comme prépondérante. Sans doute, sur l’ordre dans les démonstrations mathématiques, ses idées étaient à peu près celles de l’auteur du Discours de la Méthode, qui avait donné tous ses soins à ce problème.

Cette rigoureuse méthode devrait suffire à nous persuader, en tout ce qui concerne les choses naturelles. Car tout y est, au fond, mouvement, nombre et espace. Mais elle ne suffit en effet que dans les matières qui n’ont aucun rapport a notre agrément. Dès que les désirs de notre cœur sont en jeu, nous fermons les yeux à l’évidence même, pour adopter ce qui nous plaît. Il y a ainsi deux entrées par où les opinions sont reçues dans notre âme : l’entendement et la volonté. Et pour être assuré d’obtenir l’adhésion des hommes, il faut savoir leur agréer, non moins que les convaincre.

Un art d’agréer est-il possible ? Certes, il y a des règles pour plaire comme pour démontrer, et non moins sûres. Qui les connaîtrait et pratiquerait en perfection réussirait aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes qu’à démontrer les éléments de la géométrie. Mais ces règles sont très subtiles, parce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Pascal ne se sent pas capable d’en traiter. Et puis, cet art si puissant, il le méprise, parce qu’il y voit une suite de notre corruption, qui nous fait repousser la vérité, à moins qu’elle ne nous flatte. Dans le domaine des choses naturelles, l’ordre est que le consentement entre de l’esprit dans le cœur, et non du cœur dans l’esprit.

S’ensuit-il pourtant que l’art d’agréer soit sans emploi légitime ?

Si les hommes, en matière naturelle, ont coutume de subordonner leur entendement à leur volonté, leur conduite est coupable, mais elle n’est pas sans quelque fondement. Car en ce qui concerne, non plus les choses naturelles, mais les choses divines, Dieu seul peut les mettre dans l’âme, et par la manière qu’il lui plaît. Or il a voulu que ces choses entrassent du cœur dans l’esprit, et non de l’esprit dans le cœur, afin d’humilier notre raison superbe, et de guérir notre cœur corrompu. La faute des hommes est donc de juger des choses naturelles d’après la règle qui ne convient qu’aux choses divines. S’il en est ainsi, l’art d’agréer, condamnable dans la vie naturelle, devient la méthode nécessaire, pour qui travaille à convertir l’incrédule. Il y a des voies par où l’on atteint sûrement le cœur de l’homme. Il y a un ordre qui donne aux pensées la force de s’insinuer en lui et de le pénétrer. C’est cette méthode surtout qu’il faut connaître et pratiquer, si l’on veut enseigner efficacement les vérités de la religion. Et Pascal conçoit la difficulté singulière, mais aussi les conditions précises de la tâche qu’il s’est assignée.

Ce n’est pas tout : du biais dont il considère les sciences, il entrevoit les principes généraux qui doivent guider ses réflexions. La géométrie nous force à reconnaître l’existence d’un double infini : l’un de grandeur, l’autre de petitesse. C’est ce qui résulte de l’analyse du mouvement, du nombre et de l’espace. Or cette notion d’un milieu entre deux infinis nous aide à nous situer nous-mêmes dans l’univers visible et invisible. Si nous cherchons quelle est notre place dans le monde matériel, nous voyons que nous sommes un milieu entre un infiniment petit et un infiniment grand ; un tout à l’égard d’un néant, un néant à l’égard d’un tout. Si maintenant nous cherchons quelle est la place de l’homme dans l’ensemble des choses naturelles et surnaturelles, sa condition dans le monde matériel nous est un symbole qui nous aide à la concevoir. Son esprit, sa pensée, qui est son être propre, n’est-il pas comme suspendu entre le monde naturel, qui est infiniment au-dessous de lui, et le monde de la charité ou amour de Dieu, qui est infiniment au-dessus ? C’est ainsi qu’en méditant sur les objets de la géométrie, l’homme apprend à s’estimer à son juste prix, et à former des réflexions qui valent mieux que toute la géométrie.

Ces réflexions, c’était, dans l’esprit de Pascal, le premier dessein du grand ouvrage qu’il devait préparer plus tard contre les athées. Son principe est dès maintenant déterminé. Ce n’est plus cette séparation pure et simple de la raison et de la foi, que lui avait enseignée son père. Ce n’est pas non plus l’abolition de la raison au profit de la foi. Science et religion ont des domaines distincts, et en même temps il y a entre elles certains rapports. La science donne à l’esprit une netteté, une justesse, une force de raisonnement qui ont leur emploi partout. Elle aide à l’homme à se connaître, elle lui fournit des notions qui l’invitent à regarder au-dessus du monde et de lui-même. L’homme naturel, avec sa raison et sa science, n’est pas la mesure de la vérité et ne peut embrasser l’ordre des choses divines ; mais la considération de sa propre nature le dispose à chercher les vérités surnaturelles. L’homme est un problème dont la solution ne se trouve qu’en Dieu. Si l’on ne peut dire que Port-Royal fût précisément janséniste, au sens dogmatique que l’on attribue à ce mot, on ne saurait non plus retrouver purement et simplement les principes de Port-Royal dans les idées de son nouvel hôte. Non seulement Pascal expose ces idées dès les premiers jours de sa retraite près de l’abbaye, mais elles portent la marque de sa pensée propre. Ni M. Singlin ou M. de Saci, qui n’ont que de la défiance à l’égard de la raison et s’enferment dans la pratique, ni Arnauld, qui sépare radicalement la théologie de la philosophie, à la manière cartésienne, et ne voit que pyrrhonisme dans la prétention d’ériger la foi en principe universel de nos jugements, ne peuvent se reconnaître en lui. Pascal ne s’appuie pas immédiatement sur la foi, comme Jansénius ; il n’isole pas la vie chrétienne de l’exercice de la raison naturelle, comme Port-Royal. De son passage à travers le monde et la philosophie il a gardé le sentiment de la grandeur de la nature humaine. Dans la religion même il trouve un fondement à ce sentiment, si mêlé d’erreur qu’il puisse être. La philosophie, la science, la raison, la nature devront donc, chez Pascal, tenir leur place et jouer leur rôle dans l’établissement des vérités de la foi.