Pagina:Leopardi - Epistolario, Bollati Boringhieri, Torino 1998, I.djvu/849

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réelle qui pesàt rudement sur mon ame. Le néant des choses était pour moi la seule chose qui existait. Il m’était toujours présent comme un fantòme affreux, je ne voyais qu’un désert autour de moi, je ne concevais comment on peut s’assujettir aux soins journaliers que la vie exige, en étant bien surs que ces soins n’aboutiront jamais à rien. Cette pensée m’occupait tellement que je croyais presque en perdre ma raison. En vérité, mon cher ami, le monde ne connait point ses véri- tables intérèts. Je conviendrai, si l’on veut, que la vertu, comme tout ce qui est beau et tout ce qui est grand, ne soit qu’une illusion. Mais si cette illusion était commune, si tous les hom- mes croyaient et voulaient ètre vertueux, s’ils étaient compa- tissans, bienfaisans, généreux, magnanimes, pleins d’enthousia- sme; en un mot, si tout le monde était sensible (car je ne fais aucune différence de la sensibilité a ce qu’on appelle vertu), n’en serait-on pas plus heureux? Chaque individu ne trouverait-il mille ressources dans la société? Celle-ci ne devrait-elle pas s’appliquer à réaliser les illusions autant qu’il lui serait possible, puisque le bonheur de l’homme ne peut consister dans ce qui est réel? Dans l’amour, toutes les jouissances qu’éprouvent les ames vulgaires, ne valent pas le plaisir que donne un seul instant de ravissement et d’émotion profonde. Mais comment faire que ce sentiment soit durable, ou qu’il se renouvelle souvent dans la vie? où trouver un coeur qui lui réponde? Plusieurs fois j’ai évité pendant quelques jours de rencontrer l’objet qui m’avait charmé dans un songe délicieux. Je savais que ce charme aurait été détruit en s’approchant de la réalité. Cependant je pensais toujours à cet objet, mais je ne le considérais d’après ce qu’il était; je le contemplais dans mon imagination, tei qu’il m’avait pani dans mon songe. Etait-ce une folie? suis-je romanesque? Vous en jugerez. Il est vrai que l’habitude de réfléchir, qui est toujours pro- pre des esprits sensibles, óte souvent la faculté d’agir et mème de jouir. La surabondance de la vie intérieure pousse toujours l’individu vers l’extérieure, mais en mème temps elle fait en sorte qu’il ne sait comment s’y prendre. Il embrasse tout, il vou-